Les grands médias, localisés dans les grandes villes et surtout à Paris, s’inquiètent d’une France qui selon eux vote très mal et ferait sécession. Mais il est bon aussi d’inverser la perspective.
Le résultat des dernières élections atteste, s’il était encore nécessaire de le faire, du profond fossé qui sépare désormais les citoyens des villes des citoyens des champs. Ce que Christophe Guilly anticipait dans Fractures françaises puis dans la France périphérique, est dorénavant un fait confirmé par les derniers scrutins.
Les bourgeois et les habitants des faubourgs, qui votent massivement LFI, et à de rares endroits encore, Renaissance, n’ont plus rien en commun avec les “paysans” – nous y reviendrons – qui votent massivement RN. Si je choisis volontairement de ne pas parler ici de citadins ou de ruraux, mots sans âme, c’est justement parce que bourgeois et paysans, qui nous renvoient au Moyen Âge, sont paradoxalement les seuls à même de décrire aujourd’hui précisément la situation nouvelle qui s’impose à nous. À la chute de l’empire romain (Ve siècle), les paysans (de pagani), désignaient littéralement “les gens du pays”, opposés aux alienus, autrement dit les étrangers. Il s’agissait le plus souvent de soldats ou d’anciens soldats romains, donc, de facto, des conquérants, qui prenaient racine à la fin de leur engagement dans les villes que Rome avait fondées partout dans l’Empire. Que reprochent bientôt les alienus des villes aux pagani des champs ? De refuser la vraie religion, à l’époque le christianisme, qu’ils diffusent massivement. Les pagani fideles (sic) désignent alors ceux qui sont “restés fidèles à leur pays, à leurs traditions, et à leurs racines” nous rappelle Thibault Isabel dans son Manuel de sagesse païenne paru en 2020. Et à leurs religions, qui deviennent… paganistes, évidemment. Toute ressemblance avec ce que nous vivons en Occident, au XXIe siècle, n’est aucunement fortuite. Que prétendent en effet les leaders de l’attelage improbable du Nouveau Front populaire, si ce n’est qu’ils détiennent la vérité érigée en religion, déterminés à l’imposer par la force aux autres ? Ils bénéficient du large soutien des nouveaux prêtres, “sachants” universitaires et relais médiatiques qui leur sont très largement inféodés. Que ce soit le vivre ensemble, la transition énergétique à marche forcée, les “acquis sociaux et sociétaux” qui s’invitent jusque dans l’alcôve, tout est prêche, catéchisme et nihilisme total de tout ce qui préexistait. Tout est vieillot, désuet, old school, et très vite conservateur, réactionnaire, et bien sûr, fasciste, d’extrême-droâte ! François Ruffin, en rupture avec Jean-Luc Mélenchon, n’a-t-il pas ainsi été accueilli à la fête de l’Huma par des centaines de militants scandant « Siamo tutti antifascisti » ? ! …
France des villes contre France des champs
En raison du mode de scrutin majoritaire à deux tours, et du jeu des désistements, 90% du territoire français et ceux qui y vivent, vont se voir imposer des décisions structurantes, déterminantes, appelées “choix de société”, travesties des habits chatoyants du modernisme et du progrès, par deux minorités numériques et géographiques parfaitement complices – et coupables – dans leur velléité de bâillonner la troisième, afin de présider aux destinées du pays.
J’en arrive aux villes franches du titre de cet article, villes franches aussi appelées communes, les deux termes recouvrant des réalités différentes, mais connexes.
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Replongeons un instant dans un livre d’histoire : cinq siècles ont passé depuis la chute de l’Empire Romain, et partout en Europe – et donc, pas seulement en France -, les bourgeois, habitants des bourgs, exigent des rois ou de leurs vassaux d’avoir les coudées franches dans leurs villes. Ils veulent pouvoir lever l’impôt pour aménager routes et ports, mais aussi ériger des fortifications, et ils veulent aussi pouvoir rendre la Justice, avec des lois qui leur sont propres ! Et même, battre monnaie. Bref, diriger. Les villes franches, puissantes, s’affranchissent largement du pouvoir central, quand elles n’entrent pas en lutte ouverte avec lui, voire, tentent de le renverser. Vous me suivez ? Il devient inéluctable que les bourgeois (en réalité des communards, vu le succès remporté par LFI à Paris et dans bien des grandes villes et faubourgs français, à l’exception de toute autre implantation !) revendiquent aujourd’hui des droits spécifiques qui bousculent l’ordre établi et heurtent les convictions des pagani fideles. Faute d’autonomie – même si les maires de Bordeaux, Nantes, Grenoble ou Paris et tant d’autres se comportent bel et bien comme des bourgmestres, s’affranchissant bien souvent avec audace des règles du droit commun, et de l’autorité des préfets qui les surveillent – ils tentent d’imposer leur religion à tous les autres. Anne Hidalgo ne s’apprête-t-elle pas à faire passer le périphérique à 50 km/h, contre la loi, puisque la vitesse sur cet axe est fixée par un décret du ministre de l’Intérieur ? La piétonisation en douce du pont d’Iéna n’est-elle pas du même acabit ? Tous les jours, nous avons la preuve, sous nos yeux, qu’une majorité (ou une grosse minorité mais très active) d’habitants des grandes villes et les élus qu’ils se sont choisis imposent leurs règles, sans se soucier nullement de l’Etat de droit. Nombreux sont ceux qui s’érigent en hérauts de la lutte contre le séparatisme. Mais il est pourtant inéluctable que la République n’est plus une et indivisible, et que ce sont ces communards et les bourgeois complices qui la font monter sur l’échafaud ! Avant qu’il ne soit trop tard, et l’on sait ce que trop tard dans l’histoire veut dire, ne faudrait-il pas alors envisager d’en finir avec l’Etat jacobin une bonne fois pour toutes, en enclenchant une nouvelle étape ambitieuse de la décentralisation du pays ? En donnant aux villes devenues franches une large autonomie juridique et financière, ne pourrions-nous pas sortir de cette situation absurde dans laquelle des minorités, mais concentrées dans les villes, imposent leur vision du monde et de la société à la majorité qui occupe 90% du reste du territoire ?
Organisation du séparatisme
Franches, les villes, et leurs faubourgs unis à elles au sein des communautés de communes, seraient libres de réprimer ou au contraire de libéraliser le trafic et la consommation de drogue, et de lever des taxes au passage. Libres de transformer leurs parcs et jardins, leurs écoles et leurs gymnases, leurs HLM, en centres d’hébergement d’urgence, plutôt que d’envoyer des migrants par dizaines de milliers “au vert’, chez les pagani fideles qui n’en veulent pas et n’ont rien demandé. Libres d’interdire voitures à moteurs thermiques ou même toutes les voitures dès demain, pendant que les pagani fideles pourront continuer à rouler au diesel ou à l’essence chez eux, en dehors des ZFE. Libres de taxer les passoires thermiques ou d’en interdire la location, quand on laissera enfin tranquilles les habitants des longères et corps de ferme qui seront encore debout dans deux cents ans – et que bien des urbains sont d’ailleurs ravis de louer pour le week-end… Libres d’installer des panneaux solaires partout sur les toits, ce que la plupart des PLU urbains interdisent, pour cesser enfin d’installer à marche forcée (souvent, au mépris de la loi !) des éoliennes ou des fermes solaires sur des terres agricoles pour alimenter en électricité, les villes.
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Mais bien sûr, il y a une contrepartie à cette liberté. L’électricité en est un bon exemple. N’est-il pas paradoxal que le vote des habitants des villes, dont on sait à qui va leur préférence, affecte autant le quotidien des habitants de la campagne ? Alors même que la totalité des infrastructures de production d’électricité y sont installées ? Aujourd’hui, tous les abonnés à EDF et à ses concurrents acquittent des taxes d’acheminement de l’électricité identiques. Il serait en réalité parfaitement juste de faire contribuer d’avantage les habitants des villes qui sont loin des moyens de production et de leurs nuisances, et moins, voire pas du tout, ceux qui en sont voisins et trop souvent, les subissent ! Autre exemple concret de rééquilibrage : aujourd’hui, un plombier ou un chauffagiste installé en lointaine banlieue vit un véritable calvaire pour pouvoir intervenir chez ses clients parisiens, en particulier dans l’hyper-centre, ce qui est vrai aussi dans bien d’autres grandes villes françaises. Ne serait-il pas juste que son client, qui a voté pour une ville sans voitures, sans utilitaires, s’acquitte d’une surprime significative sur sa facture d’intervention, permettant au professionnel de compenser le droit de stationnement à tarif prohibitif, le temps perdu pour arriver jusqu’à lui, et demain, un éventuel péage urbain ?
En réalité, il faut en finir avec la situation ubuesque actuelle, où les pagani fideles doivent céder du terrain tous les jours, supporter l’insupportable diktat des communards qui imposent leur Loi.
Tout cela peut paraître utopique, mais c’est en réalité parfaitement banal dans bien des pays occidentaux, que ce soit en Allemagne, en Espagne, en Suisse, en Italie et bien sûr, aux Etats-Unis, ou des florilèges de règles et de lois locales, parfois édictées au niveau du comté, du landkreis, régissent la vie des citoyens, lesquels sont associés à leur mise en place par des référendums locaux. Et quand on n’est pas d’accord… « Go west », proclame le tube de Bronski Beat ! Il n’y a que chez nous, à cause du jacobinisme, que nous pensons que les mêmes règles, lois et impôts doivent s’appliquent à tous, alors même que nous ne sommes factuellement pas tous égaux devant ces règles, lois et impôts ! Simplement en raison… de l’endroit où nous avons choisi de faire notre vie.
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