Pour ceux d’entre nous qui s’intéressent à la voile en général et aux régates en particulier, le 13 mai 1995 reste une date mythique. Ce jour-là, dans la baie de San Diego, la Team New Zealand de Peter Blake remportait sa cinquième manche d’affilée face l’équipe de Dennis Conner avec une avance de près de deux minutes. La coupe de l’America était désormais néo-zélandaise après 144 ans de domination presque interrompue des américains [1. Jusque-là, seule l’équipe d’Alan Bond et John Bertrand sur Australia II était parvenue à ravir le Auld Mug au New York Yatch Club en 1983].
Si vous connaissez un peu l’histoire de la coupe, vous savez que cette compétition n’est pas que sportive : c’est aussi un défi technologique, financier et organisationnel. Défi technologique parce que de la fameuse goélette qui a donné son nom à la coupe [2. L’America ; la coupe s’appelait à l’origine la One Hundred Guinea Cup] aux catamarans sur foils qui seront utilisés lors de la 35ème édition, tous les engins qui ont participé à cette compétition étaient à la limite des compétences techniques de leur époque. Défi financier parce que l’histoire la coupe c’est aussi celle de la victoire des méthodes de financement modernes — les syndicats de J. P. Morgan ou d’Harold Vanderbilt — sur les tentatives chevaleresques de leurs opposants anglais — notamment Sir Thomas Lipton.
Défi organisationnel, enfin, parce la victoire dépend d’une multitude absolument invraisemblable de détails. Une coupe de l’America, c’est un cas d’école du syndrome de l’o-ring [3. Du nom du joint en caoutchouc responsable de l’explosion de la navette Challenger en 1989] : la moindre erreur, aussi insignifiante puisse-t-elle sembler, peut réduire à néant des mois d’efforts. La conquête du Auld Mug est et a toujours été un projet de très haut niveau ; un projet qui ne peut être mené à son terme que par une équipe composée d’individus exceptionnels mais aussi, et surtout, par une équipe parfaitement organisée.
On a beaucoup épilogué sur les causes de la victoire de la Team New Zealand de 1995. Le budget de Peter Blake étant relativement limité, on a surtout évoqué le talent de skipper de Russell Coutts, l’excellence des choix tactiques de Brad Butterworth et, naturellement, les performances exceptionnelles du fameux Black Magic (NZL-32), le bateau le plus rapide de la compétition. Tout ceci est vrai mais ce que les commentateurs ont largement sous-estimé et qui est, à mon sens, la cause la plus fondamentale du succès des néo-zélandais, c’est que Peter Blake était un véritable génie du management.
Peu de gens le savent mais durant toute la préparation de la coupe, Pete Mazany, un universitaire d’Auckland, a suivi et conseillé Blake sur la meilleure façon d’organiser son équipe. Quelque temps après la victoire des kiwis, j’ai pu me procurer une copie de Team Think, le volumineux rapport dans lequel Mazany avait consigné soigneusement tous les détails. Une idée, en particulier, me semble bien résumer la philosophie managériale de Blake [4. Ayant bêtement perdu l’original, je vous la cite de mémoire — d’où l’absence de guillemets] : la différence entre un groupe et une équipe c’est que dans une équipe, tous partagent le même objectif.
Ce que Blake a compris, fondamentalement, c’est la règle la plus essentielle de toute organisation humaine : quel que soit le système que vous souhaitez mettre en place, vous devez toujours partir du principe que les gens poursuivent leurs intérêts personnels. Toujours. Bien sûr, il existe des individus qui sont prêts à se sacrifier pour une noble cause, pour obéir aux dieux ou par conviction politique. Mais si vous concevez une organisation dont le bon fonctionnement requiert que tous acceptent de faire passer leurs intérêts particuliers au second plan, vous courrez droit à l’échec.
De là, il suit que vous devez faire en sorte que les intérêts de chacun des membres de votre équipe soient parfaitement alignés, pour ne pas dire confondus, avec votre objectif. Ce que Blake voulait, c’était ramener la coupe à Auckland ; ce qu’il a du faire pour y parvenir c’est comprendre exactement ce que chacun des membres de son équipe venait faire dans cette aventure, ce qui les motivait et ce qu’il fallait donc leur offrir pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes et travaillent en équipe.
Pour un type comme Russel Coutts, par exemple, l’aspect financier était sans doute très secondaire. Quand on est déjà deux fois champion du monde de match racing [5. En 1992 et 1993. Il remettra ça en 1996], s’il y a bien une coupe qu’on rêve de rajouter à son palmarès pour inscrire définitivement son nom dans la légende, c’est le Auld Mug. Qu’à fait Blake ? Eh bien là où Dennis Conner n’aurait lâché les commandes de son Stars & Stripes pour rien au monde, il s’est attribué un rôle subalterne à bord et a offert à Coutts l’objet de ses rêves : la barre de Black Magic.
Prenez Tom Schnackenberg, le designer en chef [6. Black Magic avait deux particularités : il était rapide, très rapide et il n’était le fruit du travail d’un seul homme mais celui de toute une équipe ; équipe qui incluait notamment l’équipage] et navigateur de l’équipe : qu’est-ce qui peut bien le motiver ? Bien sûr, comme Coutts, il rêve d’inscrire son nom sur la liste des designers de légende — les Starling Burgess, Charles Ernest Nicholson et tutti quanti — mais seriez-vous étonné ou scandalisé qu’il puisse aussi espérer en tirer quelque avantage matériel ? C’est l’évidence même : quand vous faites profession de dessiner des yachts de course, être de ceux qui ont conçu un vainqueur de la coupe de l’America ça vous remplit un carnet de commande pour quelques décennies.
Et maintenant, considérez les anonymes, ceux dont on n’a pas retenu le nom, ceux qui n’apparaissent pas sur la photo et pour cause : l’essentiel de leur travail se déroulait dans un hangar à l’abri des regards comme, par exemple, lorsqu’il fallait passer une nuit entière à poser une nouvelle quille sous Black Magic. Qu’ils aient tous participé à une aventure passionnante ne fait aucun doute mais laissez-moi vous dire une bonne chose : avec une prime sonnante et trébuchante à la clé, on est moins sensible à la fatigue et on laisse plus volontiers ses états d’âme à la porte du hangar.
Voilà le génie de Blake : en s’assurant qu’il comprenait exactement ce que voulaient les uns et les autres — « no hidden agenda » écrira Mazany — et en mettant en place les incitations adéquates, il a fait coïncider les objectifs personnels de chacun des membres de son équipe avec celui de la Team New Zealand toute entière. C’est sans doute moins poétique que, par exemple, la magie du maillot bleue sur laquelle certains comptaient en envoyant les Bleus de 2010 en Afrique du sud mais ça fonctionne. Que ce soit pour une compétition sportive, une entreprise ou dans un cadre encore plus large (devinez), nier l’individualité des hommes n’a jamais rien apporté de bon.
* Photo : P.P.L. OXBOW/SIPA. 00392362_000003.
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