L’art du pastiche nécessite une certaine dose d’intelligence, d’humilité, de sensibilité… et d’humour. Il n’en faut pas moins pour savoir emprunter le style d’un illustre aîné. Treize auteurs se plient à l’exercice dans La Madeleine de Proust: pastiches. Et c’est savoureux.
La Madeleine de Proust : pastiches rassemble des auteurs talentueux[1], des illustrations parfaites (dessins originaux de Mark Crick) et d’exquises recettes offertes par le Relais Bernard Loiseau : simples (bœuf bourguignon), frottées d’une saveur luxueuse (asperges à la vinaigrette de truffes) ou savamment élaborées (rouget poêlé, sauce au foie et artichauts poivrade). Treize écrivains, communiant devant « l’édifice immense du souvenir » dont la première pierre est une modeste madeleine[2], ont obéi à la discipline du pastiche, de la composition « à la manière de » à laquelle se pliait si volontiers Monsieur Marcel.
McDo chez la duchesse
René de Ceccatty donne la parole à Marguerite Duras : très irritée contre sa mère, elle évoque comiquement un « précipité » de chutes de ciambelline (beignets) dans une tasse de thé ! Thierry Maugenest révèle un épisode ignoré des biographes : « Cette année-là, la duchesse de Guermantes avait engagé Maurice McDonald, un modeste cuisinier tout juste débarqué des Amériques » ! Jérôme Bastianelli rapporte l’embarras de Marcel, invité d’honneur à un dîner chez Mme Verdurin : en le pressant de mordre dans l’une des madeleines sorties du four qu’elle lui présente, la dame espère, et tous les convives avec elle, le renouvellement du miracle qui s’était produit grâce à ce gâteau. Or, Marcel, devant ce tribunal mondain, et après avoir croqué la friandise tiède et ventrue, se remémore une scène cruelle, son humiliation publique par un instituteur. Que faire ? Pour ne pas froisser son hôtesse, il invente de cocasses surgissements de souvenirs : Françoise « en train de déplumer vigoureusement un poulet », un exemplaire des Malheurs de Sophie introuvable car dérobé par son oncle « qui voulait en profiter en cachette »… L’auditoire est comblé et Mme Verdurin peut féliciter son « petit Marcel » qui « ne nous déçoit jamais ».
Les Fenouillard aux Caraïbes
Céline Malraux nous transporte sur un rivage caribéen. Le narrateur y voit s’installer une famille au complet : Agénor et Léocadie Fenouillard et leurs deux filles, Artémise et Cunégonde. Touristes envahissants, bruyants, ils ont payé par avance une liste de plaisirs dont ils entendent profiter sur leurs transats. Ce narrateur n’est autre que l’auteur de La Famille Fenouillard, Georges Colomb (1856-1945), dit Christophe, précurseur de la bande dessinée (le sapeur Camember, le savant Cosinus, Plick et Plock) qui a été enseignant en sciences naturelles au lycée Condorcet, à Paris. Il a eu pour élève un certain Marcel Proust.
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Perruches inséparables
Quand ils se croisent une première fois à l’un des mercredis de Mme Arman de Caillavet, en 1895, Marcel Proust est un jeune homme et Colette est la jeune épouse d’Henry Gauthier-Villars, dit Willy. Les manières de Marcel déplaisent à la jeune femme venue de sa belle province – par la suite, heureusement, elle changera d’opinion. Elle est témoin, chez Mme de Caillavet, d’une scène fort gênante dont elle rend compte dans Mes Cahiers, ce qui donne à Alain Malraux l’occasion de pratiquer l’art du portrait où il excelle. Nous lisons une lettre de Proust à Lucien Daudet dans laquelle Colette est à présent baronne Henry de Jouvenel « et dit-on un peu partout, même mère de famille… tout en réprimant des gloussements émis en direction de la coulisse[3] ». À cet instant, l’auteur de la lettre, revenant des années en arrière, rend compte de l’épisode « Caillavet », lorsqu’il s’était rendu à une soirée de la baronne où se trouvait son ami, le pianiste et compositeur Reynaldo Hahn. Ils prennent congé mais, dehors, Marcel s’aperçoit qu’il a oublié un livre. Il sonne et attend. À travers la porte, lui parvient la voix courroucée de « Mme Arman » qui parle d’eux, de leur « allure de jumeaux tendres !… Perruches inséparables… c’est de l’affichage ! » Lorsque la porte s’ouvre enfin, il voit des invités consternés, dont Colette au « long regard de chat, me faisant saisir qu’elle ne partageait pas cette malveillance à notre égard ».
Qui aime bien pastiche bien
On ne pastiche bien que si l’on aime. Il faut dans le pastiche un air de reconnaissance et d’admiration : le pasticheur ne réduit pas sa composition à un alignement militaire de « trucs » empruntés au maître, dont il est le serviteur. Il ne doit pas se montrer comme un brutal voleur de procédé, mais bien comme un gentleman cambrioleur qui choisit ses prélèvements et abandonne, en partant, sa carte de visite.
Avec cela, il développe une sensibilité singulière aux œuvres qui relève de la sonorité, si l’on en croit Marcel Proust lui-même : « Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres. J’avais cette oreille plus fine et plus juste que bien d’autres, ce qui m’a permis de faire des pastiches, car chez les écrivains, quand on tient l’air, les paroles viennent bien vite » (Contre Sainte-Beuve).
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Cependant, si l’on pastiche avec le cœur et avec les oreilles, on pastiche assurément avec la tête, et même avec deux têtes : celle du pastiché et celle du pasticheur. Ce dernier a trouvé en quelque sorte l’« entrée du fournisseur » qui le conduit à un magasin prodigieux qu’il pille allègrement : on ne lui en tient pas rigueur à la seule condition qu’il restitue avec talent une grande partie du trésor dérobé, dans une forme assez aimable pour nous persuader que, après en avoir pris connaissance, sa victime ne porte pas plainte.
À lire
Collectif, La Madeleine de Proust : pastiches, Baker Street, 2022.
[1] Jérôme Bastianelli, Yannick Boulay, René de Ceccatty, Irène Frain, Stéphane Guégan, Laure Hillerin, Alain Malraux, Céline Malraux, Thierry Maugenest, Philippe Morel, Jean-Marc Proust, Paul Strocmer.
[2] Proust la décrit tel un « petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot » dont la saveur provoque une sorte de commotion qui fait apparaître « l’édifice immense du souvenir ».
[3] Colette, très attentionnée, s’est en effet chargée de déniaiser son beau-fils, Bertrand de Jouvenel.