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La littérature nettoyée jusqu’à l’os

Il ne faudrait surtout pas que les romans d’autrefois stigmatisent quiconque !


La littérature nettoyée jusqu’à l’os
Patrice Jean / François Grivelet

Avec l’aval de nombreux professeurs, les éditeurs réécrivent les romans pour les mettre en conformité avec la doxa féministe. Une absurdité moderne qui aurait fait rire Philippe Muray.


Dans son très réjouissant roman L’homme surnuméraire, Patrice Jean fait le portrait d’un personnage dont le métier pourrait bien devenir un métier d’avenir. Clément Artois, en effet, réécrit pour une maison d’édition à la pointe du progressisme les grands classiques de la littérature en les « expurgeant » des passages racistes, sexistes ou antihumanistes. Ce toilettage forcené permet de mettre à la disposition des lecteurs modernes, fragiles et susceptibles, des livres ne heurtant aucune sensibilité sexuelle, religieuse, communautaire, politique, etc. Pas de caillou dans la chaussure. Pas de « coup de poing sur le crâne » (Kafka). Du sirop, du sucre, de la crème par petites doses et en peu de pages – Voyage au bout de la nuit est ainsi réduit à une vingtaine de pages.

C’était écrit…

Ce qui était une fiction devient, jour après jour, la triste réalité. Le politiquement correct ronge les œuvres contemporaines comme celles du passé. Il faut nettoyer, raccourcir, remplacer. L’acte « révolutionnaire » et progressiste par excellence consiste aujourd’hui à déboulonner des statues, à débaptiser des rues, à simplifier l’histoire et à aseptiser la littérature, en commençant par la « littérature jeunesse ».

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La directrice des Bibliothèques rose et verte (Hachette), après avoir accepté et promu les nouvelles traductions réductrices du Club des cinq d’Enid Blyton, avait expliqué : « Notre propos est de s’adresser aux enfants du moment, d’où un travail non pas de simplification mais de modernisation. » Le travail de « modernisation” en question consiste en ceci : on conjugue tout au présent ; on remplace le « nous » par « on » ; on vire les métaphores et les expressions « désuètes » ; on raccourcit les phrases ; on élimine les mots soi-disant discriminants ou qui “véhiculent des stéréotypes” : Le Club des cinq et les Gitans devient Le Club des Cinq pris au piège ; les mots « saltimbanques » et « roulotte » (sic) disparaissent, etc. En un mot, on javellise les œuvres et on récure les têtes.

Quand des mots tombent en désuétude, Casterman les enterre

Après le stigmatisant Club des Cinq, il était temps de faire un sort à la dévergondée Martine.

Ce n’est pas un hasard si « un ou deux hommes sur trois sont des agresseurs sexuels » (Caroline De Haas). Certaines couvertures de Martine n’y étaient sûrement pas pour rien. Par conséquent, à la faveur d’une réédition de Martine au zoo de 1969, la petite culotte apparente en couverture a été effacée. « Martine, ce n’est pas Lolita », était-il écrit dans le dossier de presse de l’éditeur Casterman qui, plus lubrique que ses lecteurs, voit le vice partout.

Lorsqu’ils ne sont pas raccourcis, les textes et les titres de Martine sont revus à l’aune du politiquement correct contemporain, comme le souligne un des derniers articles de Causeur. Les éditions Casterman ont décidé que « certains expressions, syntaxes, vocabulaires étaient devenus désuets. C’était important que Martine porte quelque chose de l’ordre de cette vision intemporelle plutôt qu’ancrée dans un passé spécifique. » Plutôt que de dépayser les enfants en les confrontant à d’anciens mots « désuets » qui auraient pu à cette occasion retrouver une place dans la conversation ou, pour le moins, éveiller la curiosité, les éditeurs de Martine comme ceux du Club des Cinq préfèrent « réactualiser » les œuvres en les affadissant le plus possible.

Céline Charvet, la directrice de Casterman Jeunesse, estime que le rôle des éditeurs n’est « pas juste de réimprimer des livres qui ont été écrits il y a soixante ans, mais aussi d’essayer de faire en sorte qu’ils puissent parler aujourd’hui ». Tout est malheureusement dit. Ceci explique pourquoi il est proposé maintenant aux jeunes lecteurs des versions (très) abrégées des livres de Balzac, Hugo ou Zola. Virginie Leproust (!), éditrice de la collection Le Livre de Poche Jeunesse, argumentait : « Contrairement à certaines idées reçues, cela répond directement à une demande des enseignants, en conformité avec les Instructions Officielles de l’Education nationale qui peinent à motiver leurs élèves. » Tous unis dans le travail de découpe à l’abattoir littéraire, de destruction de notre langue et de notre culture.

Émergence d’une littérature misandre

Dans L’homme surnuméraire, Patrice Jean imagine des maisons d’éditions appliquant à la lettre les préceptes de Mmes Charvet et Leproust et créant de nouvelles collections « expurgées ». Ces collections portent de jolis noms qui sonnent le triomphe du politiquement correct : « Littérature humaniste », « Belles-lettres égalitaires », « Romances sans racisme » ou « La Gauche littéraire ». Un des personnages du roman résume l’objectif de cette « littérature » nettoyée jusqu’à l’os : « Grâce à nos livres, les gens sont plus heureux, et la société tout entière marche dans le sens du progrès moral. » Patrice Jean, un des plus doués de nos écrivains, n’aura pas manqué de voir émerger cette nouvelle école littéraire inaugurée par Alice Coffin (Le génie lesbien) et Pauline Harmange (Moi, les hommes je les déteste), la « Littérature misandre ». Des livres courts et écrits dans une langue approximative qui annoncent de prochaines collections : « Belles-lettres émasculées », « Romances sans masculinisme » ou « La Gauche sororitaire ».

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« Comment rire de tout le comique qui court les rues sans faire rire personne ? Et comment voir tout cela sans en faire un roman ? », questionnait Philippe Muray. Patrice Jean, romancier malicieux et pourfendeur des absurdités modernes, en a déjà fait plusieurs, tous excellents. Nous attendons avec impatience le prochain.

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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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