Dans L’après littérature, Alain Finkielkraut déplore la disparition d’une époque littéraire qui ne dictait pas aux romanciers leur façon de dépeindre « la réalité du réel » et ne les terrorisait pas à coup de doctrine néoféministe, antiraciste et wokiste. Or, la société française, la culture européenne ont été bâties par des écrivains capables de dépeindre l’ambiguïté, la complexité et la singularité des choses humaines.
En 1935, dans une célèbre conférence, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, Husserl s’inquiétait du dévoiement de la raison exploratrice des Anciens en raison instrumentale et calculante des Modernes, et rappelait l’Europe à son inspiration et à sa vocation inaugurale. Quelque cinq décennies plus tard, dans un dialogue fécond avec Husserl, Milan Kundera remémorait aux Européens que la modernité ne s’identifiait pas toute entière à Descartes. À l’orée des temps modernes, un autre cavalier, espagnol celui-là, Cervantès, était également parti d’un très bon pas, animé de la passion de voir, de comprendre, d’interroger, qui avait jailli à Athènes au IVe siècle avant Jésus-Christ, poursuivant, prolongeant l’enquête commencée par les premiers philosophes. Ainsi, Socrate n’était pas sans héritiers, mais ses héritiers s’incarnaient dans les romanciers. Et c’est à eux que l’Occident, et singulièrement la France, « confia la garde de son humanité » selon la belle et profonde expression de Marc Fumaroli, c’est à l’autorité de la littérature, que la civilisation européenne s’en remit « pour se reconnaître, se comprendre et s’orienter », ainsi que l’écrit encore l’auteur de Trois institutions littéraires.
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Or, c’est cette page que Finkielkraut voit se tourner, c’est cette histoire, longue de plusieurs siècles, que l’auteur de L’après littérature voit s’achever. Oh, assurément, il y a toujours des livres et de « vrais livres » qui s’écrivent, qui sont publiés et même, pourquoi pas, plébiscités, mais ceux-ci « n’impriment plus », selon le mot de Finkielkraut. Ils demeurent sans effet. Philip Roth, Milan Kundera, Michel Houellebecq, Yasmina Reza et quelques autres peuvent bien peindre une réalité complexe, ambivalente, chatoyant de mille facettes, irréductible à l’affrontement de deux forces, mais à peine leurs romans ou leurs pièces de théâtre sont-ils refermés que la machine à fabriquer des généralités, du mélodrame, de l’idéologie se remet en marche, que les catégories forgées dans l’arsenal du féminisme, de l’antiracisme indigéniste et décolonial reprennent tranquillement leur carrière, que chacun se remet à parler la langue du wokisme – diversité, minorité, visibilité, patriarcat, racisme et sexisme systémiques.
Après Muray, Finkielkraut
Où que nous tendions l’oreille, c’est inlassablement la même histoire, celle de l’Occident comme grande fabrique de victimes – les femmes, les Noirs, les musulmans, les minorités sexuelles, et, last but
