La France va mal. Cela fait vingt ans déjà que les pitres consacrés de la propagande néolibérale l’ont proclamé. Entre-temps, nous avons pu assister à l’implosion immobilière et hypothécaire américaine assortie d’une faillite de Wall Street transférée dans les comptes de la Banque centrale. Nous avons vécu, plus tard, les crises successives de la Grèce, du Portugal, de l’Irlande, de l’Espagne, pays pittoresques et chargés d’histoire, mais aussi chargés de dettes non remboursables. Et, à moins d’être un adorateur du culte de la « mondialisation heureuse » ou de l’« euro bouclier », on aura compris que la France a été ébranlée à tel point par ces secousses que le pronostic de notre faillite pourrait enfin se réaliser. Ainsi, les Baverez, Attali et consorts pourront enfin passer du registre de la prédiction à celui du constat : « Nous vous l’avions bien dit.»[access capability= »lire_inedits »]
Cependant, un événement inopiné vient d’ajouter une nouvelle ombre à ce tableau surchargé de nuées. L’agence Standard & Poor’s a retiré aux Pays-Bas le triple A dont bénéficiait leur dette publique. Dans la zone euro, seuls l’Allemagne, l’Autriche et le Luxembourg, paradis fiscal assorti du privilège de recycler l’argent noir de tous les trafics, obtiennent encore la meilleure note. Le déluge de nouvelles économiques que nous infligent les chaînes d’information en continu et les quotidiens ne nous avait pas préparés à cette nouvelle.
Dans l’espoir d’aider des lecteurs qui trouvent que toutes ces histoires de crise, ça commence à bien faire[1. Ceux d’entre eux qui fréquentent les bistrots savent que la grande question est, en ce 14 décembre 2013 : « Qui aura le ballon d’or ? » de Ribéry ou de Ronaldo ?], je vais me livrer à ce que l’économiste américain Paul Krugman a appelé avec humour un « exercice de clairvoyance rétrospective ». Pourquoi les bureaucrates obscurs de Standard & Poor’s ont-ils osé retirer son triple A à la Hollande, comme si un étrange mouvement giratoire avait déplacé celle-ci des bords de la mer du Nord vers ceux de la Méditerranée ?
D’après les « notateurs », nos amis bataves souffriraient de la médiocrité des perspectives de croissance. Un peu court, dès lors que ce constat vaut pour toute la zone euro, Allemagne comprise. Reste donc à savoir où blesse le bât hollandais. Au regard du « canon » de la pensée économie dominante, la Hollande coche toutes les cases. Elle jouit de la meilleure compétitivité de la zone euro. Ses exportations n’ont cessé de s’accroître, hors l’épisode de crise occidentale entre 2008 et 2009. Et avec plus de 10 % du PIB, son excédent extérieur surpasse, en proportion, celui de l’Allemagne – pour la France, qui affiche 60 à 70 milliards d’euros de déficit, cela correspondrait à un excédent supérieur à 200 milliards. Calculé par tête, le surplus néerlandais est le plus élevé de la zone[2. Après celui de l’Irlande, qui est factice, car basé sur des transferts comptables de production des multinationales vers Dublin pour optimiser leur imposition mondiale].
Cette performance s’appuie sur une forte industrie, dont le déclin est resté mesuré. La production industrielle représente 22 % de la production totale, contre 13 % en France et, si l’on ajoute à l’industrie les services qui font corps avec elle, ce vaste secteur représente environ un tiers du PIB. Comme en Allemagne, les coûts de production ont été maîtrisés, voire comprimés, tandis que les dépenses publiques étaient réduites plus drastiquement encore qu’en Allemagne, les gouvernements ayant profité de la grande croissance européenne des années 1997-2000 pour procéder à une cure d’amaigrissement de l’État social : les charges publiques totales sont donc passées de 56 % du PIB en 1996 à 44 % en 2002 – tour de force inégalé en Europe.
Toutefois, il faut compter avec la particularité des Pays-Bas qui est d’être, depuis quatre siècles, un pays de transit. Une énorme quantité de marchandises entre en Europe ou sort d’Europe par les ports ou les aéroports hollandais. Si l’on ajoute l’activité des armateurs et des assureurs, il est clair qu’une grande partie de la croissance de la production, de l’emploi, des revenus et des recettes fiscales, bref de la prospérité du pays, est due à sa position de carrefour commercial. Si l’Europe devait adopter un régime de protectionnisme commercial, même modéré, nous assisterions à une chute importante de l’activité globale du pays. Le Batave ne peut pas ne pas être un dévot de la mondialisation.
Imaginons-nous en train de suivre « Questions pour un champion ». L’avenant présentateur demande : « Quels sont les ménages les plus endettés du monde ? » Les réponses fusent : les Américains, les Anglais, les Espagnols, les Irlandais. Raté : ce sont les Néerlandais. Ils l’étaient avant la crise et ils le sont toujours. Leur dette collective s’élève à plus du double du revenu disponible et plus d’une fois et demie le PIB. Cette dette, comme partout ailleurs, a enflé grâce aux facilités du crédit hypothécaire, la garantie formelle procurée par le fameux mortgage ayant incité prêteurs et emprunteurs à démultiplier les crédits.
Reste cependant un mystère : pourquoi les Pays-Bas n’ont-ils pas connu l’effondrement observé en Californie, en Floride, en Espagne ou en Irlande ? Eh bien, si les banques locales n’ont pas autant souffert des défaillances de leurs débiteurs que leurs homologues étrangères, c’est sans doute parce que moins de pauvres étaient concernés par le surendettement. Les Pays-Bas ont ainsi échappé à une crise systémique du secteur immobilier et hypothécaire.
Les voilà maintenant rattrapés par leurs excès. Les banques réduisent leurs engagements, pour consolider leurs comptes[3. Et satisfaire aux ratios de « Bâle III » qui leur enjoint de renforcer la part des fonds propres dans le total de leurs bilans.]
Le marché immobilier a échappé à l’effondrement, mais il s’affaisse lentement. Les heureux propriétaires de maisons achetées à crédit s’appauvrissent et, année après année, réduisent leur consommation. Un nouveau processus est à l’œuvre : il peut aussi bien déboucher sur une consolidation, forcément longue à atteindre compte tenu des sommes en cause, que sur une spirale récessive continue.
Les difficultés de l’un des ex-meilleurs élèves de la classe européenne sont une nouvelle occasion d’attirer l’attention sur les risques inhérents à la dette privée, souvent passés sous silence alors que nous sommes continuellement mis en garde, parfois avec raison, contre les excès de la dette publique. Malgré les nombreux exemples des méfaits causés par l’endettement excessif des ménages, Bruxelles, Francfort, Washington, Londres restent aveugles à cette menace[4. Aveuglement dont témoigne notre insignifiant représentant à Bruxelles, Michel Barnier.] – David Cameron et George Osborne se réjouissent même du redémarrage de l’économie anglaise alors qu’une nouvelle bulle immobilière se forme. On connaît la vulgate en matière de dépenses publiques, de déficits publics et de dettes publiques : « Ne laissons pas de dette excessive à la charge des générations futures. » Soit, mais qui assumera le poids de dettes privées qui représentent en moyenne le double des dettes publiques, sinon les générations futures, en l’occurrence les ayants droit des débiteurs disparus ou les contribuables appelés à apurer les dettes non remboursables ?
Les gouvernements néolibéraux ont leur part de responsabilité dans cette explosion de l’endettement, largement explicable par la récession qui a porté le taux de chômage à 8 % de la population active officiellement, mais à 12 % dans la réalité, de nombreux chômeurs néerlandais étant décomptés comme « incapables de travailler ». Certes, les Pays-Bas ont subi, comme nous, les conséquences ravageuses de la crise américaine, la dette publique passant de 44 % du PIB en 2007 à près de 60 % en 2009. Cependant, cette situation fâcheuse n’est aucunement comparable à celle de la Grèce, de l’Irlande, du Portugal, de l’Italie, de l’Espagne, et même de la France et de l’Angleterre. Il n’y avait pas péril en la demeure. Les dirigeants de La Haye ont pourtant décrété que l’austérité devait s’appliquer sur les rivages de la mer du Nord comme sur ceux de la Méditerranée.
Pourquoi mener une politique qui semble relever du masochisme ? « It’s the ideology, stupid ! » Dès lors que l’Europe a fait de l’austérité son credo officiel et que les gouvernements du nord, allemand et néerlandais en tête, imposaient des mesures drastiques au pays du sud, ils devaient en quelque sorte montrer l’exemple. Ainsi Angela Merkel a-t-elle repoussé les programmes de modernisation des infrastructures et coupé dans les dépenses d’équipement militaires tandis que les gouvernements hollandais ont accéléré la réforme des retraites, supprimé les bourses étudiantes, remplacées par des prêts, et majoré certains impôts. Voilà comment l’austérité s’étend de façon insidieuse jusque dans les pays présentés comme les plus compétitifs et les plus robustes.
C’est cette austérité érigée en principe sans que les faits prouvent son bien-fondé qui a accéléré la récession. Et c’est elle qui, en fin de compte, a abouti à la dégradation de la note de l’économie la plus excédentaire de la zone euro, faisant apparaître ce pays comme un nouveau domino potentiel susceptible d’entraîner les autres dans sa chute. Or, répétons-le, seuls les ravages de l’idéologie austéritaire peuvent faire de la Hollande un nouveau maillon faible.
Seulement, quelle autorité publique, quel économiste en renom ira plaider contre l’austérité à Berlin ou à La Haye ? La vulgate néolibérale n’a peut-être pas gagné la guerre, mais sur le front du débat public, elle ne cesse de remporter des batailles. Et nous risquons de tous en sortir perdants.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !