Rien que la scène d’ouverture – une description clinique d’un abattoir de porcs – est un morceau de bravoure. Et la fable qui suit, une journée particulière dans la halle de Marrec, dans les faubourgs de Paris, fait aussi dans le réalisme froid.
Marrec, donc, sa butte, sa halle, son petit peuple… Julien, le narrateur, « Don Juan de la cochonnaille », y vend du saucisson artisanal. Artisanal « du terroir », tu parles, mon cochon ! 100 % pure tromperie et foutage de gueule, oui ! L’industrie la plus dégueulasse, le libéralisme le plus extravagant, aiment désormais se parer d’un faux nez vert ou rouge.
« Green is god »
Après un cours de force de vente (ou de vente forcée) supposé faire son effet sur le « consommateur alternatif et responsable à fort pouvoir d’achat », Julien nous présente ses collègues, ces « fantassins du Moyen Âge ». Triste humanité, pas si moche que cela d’ailleurs. Rien que des déclassés, des recalés, des « louzes » de la mondialisation, qui se tiennent à peine les coudes. Pêle-mêle : un Roumain jouant les « Latin lovers » devant son perco, un gitan givré chargé de la sécurité, un Bosniaque alcoolo à peine plus frais que le poisson de son étal. Manqueraient plus qu’un Argentin de Carcassonne et du « ouiski » de Clermont-Ferrand pour que le tableau (très Bosch, Jérôme) de cette cour des miracles, de cette Babel new age, soit complet.
Au-dessus des stands, des caisses qu’on remplit et des putasseries quotidiennes, on trouve la galerie de Fouad. Celle-ci vit ses derniers instants, devant sous peu être remplacée par une grande enseigne végétalienne (slogan : « Green is god ». Réfrigérant, non ?).
A la halle, on s’inquiète de l’arrivée prochaine de la grande distribution. En même temps, tout le monde, à l’exception de Julien, qui est parvenu à partager un peu son intimité, le déteste, ce Fouad. Trop pur, trop poète, trop anar, trop nostalgique, ce peintre syrien. Les pauvres et fous : très mauvais pour le biz, comme le dit toujours Patrick M. l’ignoble boss du narrateur. On a déjà du mal à contenir les clodos comme ce Vercingétorix, qui vient parfois foutre la panique dans le cérémonial, on aimerait bien que l’Arabe quitte la scène sans faire d’esclandre…
Soleil perçant des fumées clandestines
Pour s’évader de la halle, on fume pas mal de kif. Ce qui nous vaut quelques beaux paragraphes sur les « vapeurs de shit, où dansent les mirages en couleurs d’un futur idéal ». Seulement, comme le dit Julien, « nous n’avions pas vu que le vrai futur serait le contrôle, l’hygiène, l’aseptisation, l’ordre et la peur. »
Seul soleil perçant les fumées clandestines, la belle Alma Constanza, libraire de la halle, princesse de vieille noblesse sicilienne, qui se frotte encore à la vie pour en faire jaillir les dernières étincelles. Julien en pince pour cette déesse un peu sorcière aux yeux verts et à la bouche aussi vermillon que ses bottes en latex.
Le style sec, dégraissé (comment pourrait il en être autrement, vu le contexte ?) de Julien Syrac, 28 ans, fait souvent mouche : « Il faudrait creuser les nuages à le pelleteuse pour apercevoir un jour le ciel. Les gueules sont du même gris. Les gens n’achètent pas. Les ventes stagnent. Quelque part en banlieue, un type se défenestre. Les autres se saoulent à mort. Cela porte un nom : février.»
Syrac sait faire du grand avec du tout petit. N’est-ce pas la définition, ou l’ambition, de toute bonne littérature ? Bonne nouvelle en tout cas : de jeunes gens savent encore désespérer jusqu’au bout de ce monde où les cochons de la ferme d’Orwell, Napoléons de sous-préfecture et d’une Europe misérable, ont pris le pouvoir.
Un étonnant et peu délicat(essen) premier roman, maîtrisé jusque dans sa violence.
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