JL. Il est curieux que l’auteur des Lieux de mémoire soit celui qui dénonce aujourd’hui l’obsession mémorielle. Expliquez-vous !
La réponse est simple : en trente ans, nous avons changé de monde, et la mémoire avec. Quand j’ai commencé à m’intéresser à cette question, il m’est apparu que la France républicaine avait écarté, négligé, raboté des mémoires particulières qui ne demandaient qu’à être reconnues et intégrées au grand registre de l’histoire collective. Là encore, l’exemple juif est typique. Pendant longtemps, être juif, c’était se faire oublier dans la nation. Dans ses débuts, la revendication d’une mémoire juive n’exprimait pas un refus d’être français mais le désir de voir la France reconnaître cette identité comme une de ses composantes. Mais les juifs − et les autres − ont fini par réécrire l’histoire de France à l’aune de leur identité particulière. Les mémoires ne demandent plus des historiens mais des militants. C’est à quoi je me refuse.
GM. Finalement, on ne sait plus très bien si vous êtes coupable d’exaltation nationale ou de désenchantement…
C’est vrai. Les Lieux de mémoire sont en même temps une subversion de l’histoire traditionnelle et une illustration de cette histoire. Les deux à la fois, ou un entre-deux. En matière historique, je récuse tout autant l’apologie de l’identité nationale que sa négation. J’aime beaucoup la phrase de Paul Veyne, que je cite de mémoire : « Il ne faut s’intéresser à l’histoire de France parce qu’on est français, mais parce qu’elle est intéressante. »[access capability= »lire_inedits »] Je l’aime beaucoup sans y croire tout à fait. Mon ambition était d’élaborer une histoire critique de la mémoire à travers l’exploration d’un système symbolique. Elle se juge au résultat. Tant pis si certains y ont vu le chant d’amour secret d’un juif assimilé, d’autres un hyper-nationalisme quasi crypto-lepenoïde, d’autres encore un enterrement spectaculaire de la France.
GM. Vous avez évoqué la centralité du récit historique dans la formation de l’identité française et du modèle républicain. Quels en sont les autres éléments constitutifs ?
En premier lieu la laïcité. La France a réussi, à la différence de tant d’autres pays, à exclure le problème religieux du problème national. Cette séparation de l’Église et de l’État a achevé de localiser les grands enjeux nationaux dans la politique, en donnant à l’opposition de la droite et de la gauche une intensité quasi religieuse. La disparition du surmoi révolutionnaire de la gauche et le ralliement de la droite à la République ont considérablement réduit l’intensité de ce conflit et, d’une certaine façon, contribué à l’appauvrissement du récit national. Par ailleurs, il faut évidemment évoquer le rôle du colonialisme.
GM. Voulez-vous parler des « bienfaits de la colonisation » ?
Il faut rappeler que le providentialisme chrétien et l’universalisme des Lumières se sont investis dans le messianisme colonial. Je vous le dis tout de go, dans la polémique entre Jules Ferry et Clemenceau sur la colonisation, je me place du côté de Ferry. La lecture rétrospective a conduit à diaboliser Ferry et à célébrer le patriotisme revanchard de Clemenceau. Or, l’aventure coloniale a offert à l’imagination nationale et aux énergies patriotiques un débouché bien plus exaltant que la continuation de la guerre contre l’Allemagne. Cet aspect-là a évidemment été occulté par l’idéologie de la repentance qui ne traite la colonisation que sous l’angle moral de l’oppression.
IM. Et aujourd’hui, en 2012, vers quel type d’identité évoluons-nous ?
L’identité française a successivement été féodale, monarchique, révolutionnaire et républicaine. Chacune de ces modalités s’est formée à la fois en récusant et en incluant celles qui l’avaient précédée. Ainsi, comme le dit Mona Ozouf, la nuit du 4-Août opère un transfert de sacralité qui passe du roi à la nation. Pour reprendre l’expression de Furet, « la révolution entre au port avec la République », ce qui signifie que la République réalise les objectifs secrets de la Révolution. Aujourd’hui, nous sommes à la recherche d’une identité démocratique qui ne peut exister qu’en reprenant à son compte les acquis de l’identité républicaine. Aussi considérables qu’aient été les bouleversements que nous avons connus, je persiste à croire que l’idée de la nation, qui était au cœur de cette identité, est toujours vivante et qu’elle demeure un moteur de progrès et de civilisation. En tout cas, je ne vois pas d’autres formes de l’être-ensemble susceptibles de la remplacer.
JL. Faut-il être fier d’être français ?
Lorsque mon confrère et ami Max Gallo a publié Fier d’être français, je lui ai simplement demandé de préciser de quoi il faudrait être fier. Je crois qu’on peut l’être mais qu’il est très difficile de définir les raisons de cette fierté. En réalité, cette pétition de panache me paraît surtout être aujourd’hui une forme de compensation au sentiment du déclin.
JL. Enfin, en ce moment, l’ambiance est plus à la repentance qu’à la fierté, non ?
C’est bien le problème : nous oscillons entre deux faces de la mémoire, la noire et la rose, mais que devient l’histoire dans tout ça ? Vouloir faire de Napoléon un criminel contre l’humanité parce qu’il a rétabli l’esclavage à Haïti en 1802 revient à réécrire un immense chapitre de l’histoire nationale et européenne à partir d’un point de vue moral et contemporain. Cette moralisation de l’histoire est une pure folie. Le rôle des historiens est de contribuer à la compréhension du problème et d’éviter que les décisions politiques soient guidées par une sentimentalité sommaire ou par des intérêts électoralistes.
GM. Cette identité démocratiquement négociée a encore plus besoin d’une culture commune. Que pensez-vous de la suppression de l’épreuve de culture générale dans l’examen d’entrée à Sciences Po ?
C’est déjà ce qu’avait fait André Santini pour tous les concours administratifs. Je le déplore, mais c’est sur la culture générale d’aujourd’hui qu’il faut s’interroger. Vous connaissez la formule de Herriot : « La culture, c’est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié. » Aujourd’hui c’est différent, je dirai plutôt que la culture générale c’est « savoir ce qu’il faut savoir pour vivre ensemble ». Dans la prolifération effarante de la connaissance dans tous les domaines, la culture générale est l’apprentissage de repères essentiels. Il ne s’agit pas d’apprendre la biologie moléculaire, mais de comprendre en quoi elle transforme notre conception du vivant. On n’a pas besoin d’être érudit en histoire de l’art mais d’en savoir suffisamment pour comprendre ce qui distingue l’art classique de l’art moderne et de l’art contemporain. Il faut s’y résoudre : la culture générale n’est plus constituée par ce qu’on appelait « les humanités » cette constellation qui regroupait l’histoire, la philosophie, le latin, le grec et la littérature. Ce que chacun devait fréquenter pour devenir un « honnête homme ». Aujourd’hui, il y a plusieurs titres et plusieurs niveaux de culture générale.
GM. Étrange oxymore ! Ce délitement des humanités est-il compatible avec votre idée de la nation ?
Nous vivons la fin d’une époque, on ne peut que le constater. Les jeunes générations n’éprouvent plus le besoin de lire Balzac pour apprendre à vivre et Stendhal pour apprendre à aimer. Et dans un pays qui s’est tant défini par sa littérature, la destruction de la langue et ce qu’il n’est pas exagéré d‘appeler une « haine de la littérature » est une forme de suicide. Mais il est des suicides dont on ne meurt pas. La France est bien sortie de sa culture chrétienne. Elle est en train de sortir de sa culture des humanités. On peut espérer qu’elle en trouve une autre.
GM. Ce suicide n’est-il pas quand même encouragé par tous ceux qui répètent que le rôle de l’École est moins de transmettre les savoirs que de combattre les inégalités ?
Bien entendu. Mais là encore, je me sens partagé. Certes, on lit moins qu’on ne surfe sur Internet. Mais à la déploration générale, je préfère substituer des interrogations sur les glissements, les déplacements, les transferts. Par exemple, à l’intérieur de la littérature, on constate l’émergence, au sommet du panthéon littéraire, de livres comme les Essais de Montaigne, Les Confessions de Rousseau, les Mémoires d’outre-tombe, la Recherche du temps perdu. C’est-à-dire la littérature du moi. Le journal de Gide plutôt que Les Faux-monnayeurs, la Correspondance de Flaubert plutôt que Madame Bovary, les Souvenirs d’égotisme plutôt que La Chartreuse de Parme. C’est un transfert qui en dit long.
JL. Autofiction et égo-histoire : voilà un effet collatéral de l’âge de l‘individualisme démocratique …
Exactement. Après le marxisme, le structuralisme, le formalisme linguistique, nous assistons au retour en grâce du sujet.
IM. Lorsque les étudiants vérifient sur Google ce que disent les profs, ne faut-il pas craindre que la culture de l’écran enterre celle des livres et que la communication remplace la réflexion ?
Il est probable, malheureusement, que nous allons vers un monde à double vitesse dans lequel la haute culture sera réservée à quelques-uns tandis que le grand nombre sera assigné à la culture de masse. Je ne prétends nullement d’ailleurs qu’il faille éradiquer cette culture de masse. J’aimerais que tous les élèves de France puissent accéder à la culture exigeante qui m’a été enseignée. J’aimerais faire partager mon savoir à tous ceux qui n’ont pas eu la même chance que moi. Mais il faut être réaliste : si on veut que la transmission continue, il faut admettre qu’aujourd’hui, la culture classique est de facto réservée à un très petit nombre. Cela dit, quand je vois des enfants qui ne maîtrisent pas l’orthographe mais sont incollables en technologie, je me dis qu’il existe d’autres formes d’intelligence que la mienne.[/access]
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