Dans son nouvel essai, Bruno Tertrais dépeint un ordre géopolitique mondial non plus soumis à l’idéologie et à l’économie mais au ressentiment et aux passions identitaires. Cette division entre Occidentaux et néo-impérialistes ouvre la voie à un conflit long, et plus ou moins larvé.
Ne lui parlez pas d’« alliances », d’« axes » ou de « camps ». Pour le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, voici venu le temps des « familles ». À ma gauche, la famille « occidentale libérale », avec l’oncle Sam en chef de clan et une soixantaine d’États partageant ses valeurs. À ma droite, la famille « eurasiatique autoritaire », qui s’étend du Bosphore au détroit de Béring, et dont la Chine est le membre le plus éminent. Deux groupes de pays où l’on est pas toujours uni, pas toujours solidaire, pas toujours d’accord. Comme dans toutes les familles… Seulement, si l’on veut comprendre ce qui se joue en Ukraine, en Arménie ou en Israël, il faut apprendre à les connaître. À l’appui des auteurs les plus solides (Raymond Aron, Alexandre Soljenitsyne, Pierre Hassner) mais aussi de références savoureuses à la pop culture (Friends, Games of Thrones, Star Wars), Tertrais distribue les bons et les mauvais points. S’il veut bien reconnaître les torts du monde libre, il accable davantage les leaders des puissances émergentes, les Xi, Poutine, Erdogan et autres Raïssi, qui usent et abusent du révisionnisme historique, du fanatisme religieux et de l’intoxication numérique. De quoi redonner toute sa pertinence à cet aphorisme prononcé par Arthur Koestler en 1943 (alors qu’il travaillait à la BBC), et cité par Tertrais dans sa conclusion : « Nous nous battons contre un mensonge absolu au nom d’une demi-vérité. »
Causeur. Pourquoi ne pas avoir appelé votre ouvrage « La Guerre des civilisations » ?
Bruno Tertrais. Parce que le titre avait déjà été pris par Samuel Huntington en 1996 ! Plus sérieusement, dans mon livre j’essaie de montrer que les tensions et les conflits en cours sur la planète ont une dimension de plus en plus identitaire, en particulier sous la pression de la Russie, de la Turquie, de l’Iran et de la Chine, ces quatre « néo-empires » qui prétendent se défendre contre la prétendue hégémonie occidentale. Mais l’identité ne se résume pas à la « civilisation ».
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Vous reconnaissez tout de même que certaines guerres récentes ou actuelles ont bel et bien un aspect civilisationnel…
Il y a indubitablement quelque chose de cet ordre à l’œuvre en Ukraine, en Arménie et en Israël, qui sont d’ailleurs autant de contrées où résonne la mémoire d’un génocide passé. J’ajoute que l’hypothèse d’un conflit entre la Chine et les États-Unis fait aussi apparaître une dimension civilisationnelle. On peut certes décrire cette opposition comme une rivalité classique entre très grandes puissances, mais ce serait omettre que, pour la première fois à l’époque moderne, ce sont deux États appartenant à des civilisations différentes qui se disputent le leadership mondial – c’est en tout cas la manière dont cela est décrit à Washington et à Pékin. Méfions-nous cependant des idées trop simples. Dans Le Choc des civilisations, qui est un excellent livre dont je recommande par ailleurs la lecture, Huntington élabore des analyses souvent excessives. Sa division du monde en aires civilisationnelles est contestable dans son principe et dans son tracé. Et lorsqu’il écrit que « les frontières de l’islam sont sanglantes », reprenant d’ailleurs une idée du néoconservateur Bernard Lewis, sa formule recouvre une certaine réalité, mais au prix de raccourcis dont il faut se méfier. Sans quoi on en vient à encourager des outrances comme celles du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan qui, voilà un mois, n’a pas hésité à parler publiquement d’affrontement « entre la Croix et le Croissant ».
Pourquoi est-ce une outrance ?
Au Proche-Orient comme dans le Caucase, on n’a pas vu se former une coalition armée d’États islamiques contre les démocraties occidentales. Et on ne voit pas davantage intervenir une coalition de pays judéo-chrétiens ! Bref, nous n’allons pas revivre la bataille de Lépante, cet affrontement décisif entre la Sainte Ligue catholique et l’Empire ottoman en 1571. Même si évidemment, lorsqu’on regarde les conflits dans cette région du monde, la référence religieuse s’impose à tous ou presque. Y compris en Ukraine, où le schisme de l’Église orthodoxe, qui vient de se dégager de la tutelle russe pour devenir autocéphale, est un événement historique. Moscou, Téhéran et Ankara manipulent par ailleurs le référentiel religieux au bénéfice de leurs ambitions.
Certains observateurs parlent carrément d’une polarisation entre l’Occident et le Sud global. Qu’en pensez-vous ?
J’évite d’employer le concept fourre-tout et à connotation idéologique de « Sud global », qui est issu des études décoloniales… Ce « Sud » n’a aucune homogénéité, il est un espace plus qu’un objet. Les pays qui le composent sont loin de toujours voter de la même façon aux Nations unies. La situation est donc très différente de celle qui prévalait durant la guerre froide, quand il y avait une véritable logique de bloc contre bloc et où le « tiers-monde » était plus cohérent.
Depuis le 7 octobre, on a quand même l’impression que beaucoup de pays ex-soviétiques et ex-non-alignés affichent une même hostilité envers les pays riches…
Vous noterez toutefois que leur position n’est pas exactement la même dans le dossier ukrainien et sur Gaza. Une disparité qui conforte ma grille de lecture selon laquelle nous ne vivons pas un choc de civilisations, mais peut-être plutôt une « guerre contre la civilisation »… Cela dit, je conviens volontiers que les événements du 7 octobre, qui se sont produits juste après la parution de mon livre, amènent une question : la « famille occidentale » et la « famille autoritaire », qui fonctionnent jusqu’ici dans le concert des nations en ordre plutôt dispersé, ne risquent-elles pas de se cristalliser et de devenir des blocs ? J’ai plusieurs raisons de penser que cela n’arrivera pas : par exemple, le fait que la Turquie et les États-Unis n’ont pas l’intention de rompre ; ou bien qu’Israël reste disposé, pour assurer sa sécurité, à tisser des partenariats « contre nature », comme avec l’Azerbaïdjan ; ou encore que l’Inde, pour l’heure, ne souhaite nullement s’aligner sur Washington.
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Depuis le début de cet entretien, nous n’avons pas parlé d’Europe. Ce n’est sans doute pas un hasard. Notre continent n’est-il pas condamné à subir en toute impuissance les événements géopolitiques ?
L’Europe a effectivement encore du mal à prendre des positions communes sur les questions géostratégiques, le conflit entre Israël et le Hamas l’a encore illustré. Cela dit, on doit quand même constater que ses dirigeants, aussi bien à Bruxelles que dans les grandes capitales, se sont déniaisés ces dernières années, et comprennent enfin combien le monde vit au gré des rapports de forces et pas seulement du doux commerce et des pieuses intentions. Notez que l’Europe se structure aussi désormais en dehors de l’Union. Les Britanniques ont ainsi adhéré à la CPE, la Communauté politique européenne créée l’an dernier à l’initiative d’Emmanuel Macron et qui semblait vouée à l’échec puisqu’elle reposait sur de vagues idées et n’avait fait l’objet d’aucun travail préparatoire avec les autres chancelleries. Longtemps les élites européennes ont pensé qu’il fallait absolument s’arrimer à la Russie. Cette candeur n’est plus de mise. À présent, la priorité est l’attelage avec le Royaume-Uni et l’Ukraine. Soit la grande Europe sans la Russie…
Pour le moment, la CPE n’a aucun poids diplomatique…
Ce n’est qu’une structure de coopération légère. Le plus important, c’est que les mentalités sont en train de changer en Europe. L’Union s’est construite depuis les années 1950 avec la certitude que l’interdépendance serait la clé de la paix, et se voyait même comme un modèle en la matière pour le reste du monde. Plus personne n’est aussi naïf à présent, y compris en Allemagne, où l’on constate que les trois piliers de la politique internationale du pays sont ébranlés.
Quels sont ces trois piliers ?
L’Allemagne pariait sur l’interdépendance énergétique avec la Russie, l’interdépendance commerciale avec la Chine et l’interdépendance sécuritaire avec les États-Unis. L’invasion de l’Ukraine, le raidissement chinois et la perspective des élections américaines de 2024 sont en train de montrer que ce pari était plus que risqué.
Même avec les Etats-Unis ?
Je reviens d’un déplacement à Washington et je dois dire que ce que j’ai entendu là-bas est assez préoccupant. Si Donald Trump gagne l’an prochain, le scénario sera très différent de son premier mandat. L’équipe du candidat républicain n’a rien à voir avec celle de 2016. Contrairement à la dernière fois, on a peu de chance de trouver des éléments modérés dans une éventuelle administration Trump 2, mais uniquement des idéologues revanchistes. En janvier 2017, c’est un Donald Trump instinctif et pragmatique qui était rentré à la Maison-Blanche, élu par surprise et sans programme. En 2025, ce pourrait bien être l’artisan résolu d’une véritable contre-révolution américaine. Avec, pour nous, le risque que les États-Unis sortent de l’OTAN. Ce qui validerait le récit français d’une Amérique s’éloignant de l’Europe, mais risquerait de faire entrer notre continent tout entier dans une zone de fortes turbulences.
Il faut donc souhaiter la victoire de Joe Biden ?
Sa présidence s’avère assez exceptionnelle, aussi bien au plan intérieur, grâce au succès de l’Inflation Reduction Act, qu’en politique étrangère, avec son soutien à l’Ukraine et à Israël et sa vigilance sur la Chine. Au fond, les Américains sont dans une situation qui fait penser au second tour Macron-Le Pen en 2022 : ils ne veulent pas d’un duel Trump-Biden et pourtant ils l’auront ! Reste à savoir s’ils choisiront le plus sage des deux candidats.
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Donald Trump est-il si dangereux ? Ne prétend-il pas pouvoir mettre fin à la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures en obligeant les belligérants à négocier ?
Il faut le créditer d’une chose, et d’une chose seulement : sa contribution aux accords d’Abraham. Mais accorder trop d’importance à ses rodomontades sur l’Ukraine serait une erreur. D’une part, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a démontré qu’il était résolu à se battre coûte que coûte. D’autre part, le président russe Vladimir Poutine a, lui, tout intérêt à entretenir la guerre, puisque c’est ainsi qu’il peut maintenir son régime despotique.
À moins que ledit régime s’effondre…
C’est une perspective envisageable, mais gardons-nous de penser orgueilleusement que c’est nous, Occidentaux, qui tenons en mains les clés de l’avenir russe. Si la Russie devait imploser, ce serait suite à une chute de Poutine provoquée en interne. Dans cette hypothèse, on se retrouverait dans un cas déjà rencontré en 1990, obligeant les autres grandes puissances à veiller à ce que le pays ne sombre pas dans le chaos. Avec sa voix au Conseil de sécurité à l’ONU, et surtout son arsenal nucléaire, la Russie doit demeurer un édifice stable et cohérent, c’est de notre intérêt. Tout le monde en est d’accord du reste, non seulement dans le monde libre… mais aussi à Pékin, où l’on aimerait bien, en schématisant, que la Russie soit le Canada de la Chine, pas son Mexique !
La Chine est-elle un pays si raisonnable ? La tentation d’envahir Taïwan ne la démange-t-elle pas ?
Vous avez raison, le président chinois Xi Jinping voit Taïwan s’éloigner de la Chine comme l’Ukraine s’éloigne de la Russie, ce qui est insupportable pour lui. Et il a le sentiment d’être en position de force par rapport aux États-Unis : son pays est plus stable politiquement, moins exposé militairement et toujours prometteur économiquement. Mais il ne « fera tapis » que s’il est certain de réussir son coup. Donc ce n’est pas à mon sens pour demain. Ce que je nomme la « guerre des mondes » sera sans doute longue et rappelle en cela la rivalité entre Rome et la Perse à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge. Mais elle a de grandes chances de rester une « guerre tiède ».
La Guerre des mondes, L’Observatoire, 2023.
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