« L’État moderne est né de et par la guerre, et est en train de désapprendre la guerre » : c’est la première des Dix thèses sur la guerre, ouvrage dans lequel l’historien Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, analyse un des ressorts décisifs de l’histoire, les conflits armés. Comme il le rappelle dans sa première thèse, bien avant l’époque contemporaine, le coût toujours plus élevé des guerres a contraint les belligérants à créer des systèmes de plus en plus sophistiqués de taxation et de contrôle. Ces dépenses ont ruiné maints rois et empereurs, les obligeant à prendre des mesures extrêmes – dépouiller les prêteurs, qu’ils soient juifs ou templiers – ou parfois à négocier et consentir à limiter leur pouvoir en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes.
Il n’est pas inutile de rappeler que les deux grands séismes politiques du XVIIIe siècle, les révolutions américaine et française, ont pour cause immédiate les impôts supplémentaires qu’entendaient lever les rois d’Angleterre et de France pour payer des armées ou solder des dettes de guerre. Dans les deux cas, en échange de leur consentement, les contribuables ont exigé des droits politiques. Et, comme on ne les a pas écoutés…
Certes, on brûle d’envie de suivre Barnavi quand il avance que « la guerre n’est pas une fatalité humaine ». Mais on ne peut s’empêcher de se demander en même temps si les guerres ne sont pas, en quelque sorte, l’adversité qui nous pousse à préserver et à développer notre culture démocratique. Les Trente glorieuses auraient-elles été possibles sans la guerre de 1939-1945 ? La prospérité sans précédent de la vaste classe moyenne occidentale des années 1950-1990 n’est-elle pas née de la nécessité pour les élites étatiques de se préparer à la guerre tout en récompensant ceux qui avaient livré la ou les précédentes ? La thèse de Barnavi selon laquelle des démocraties libérales ne se font pas la guerre est certes prometteuse, mais, justement, nos démocraties libérales ne sont-elles pas les beaux enfants de la guerre ? En tout cas, on aurait tort d’oublier que leur pérennité s’explique notamment par le fait qu’elles sont plus efficaces en temps de guerre, car plus compétitives que les dictatures pour mobiliser les ressources et les esprits.
Mêlant l’analyse de l’historien à l’expérience du diplomate, au vécu du soldat et aux sentiments de l’homme, ce livre passionnant d’Élie Barnavi prouve à quel point nous avons tous la guerre chevillée au corps. S’en débarrasser, faire de la paix autre chose qu’une pause exceptionnellement longue entre deux guerres, exigerait un effort plus considérable qu’on ne le croit.
L’avenir pacifié dont rêvent tous les hommes de bonne volonté bute sur les obstacles anthropologiques de nos sociétés : l’individualisme, le matérialisme et l’énorme difficulté à se mobiliser derrière l’intérêt général, quel qu’il soit. En bons héritiers de Montesquieu, qui croyait aux vertus du doux commerce, on pourrait penser que l’hédonisme de la consommation joue en faveur d’un monde pacifié. Sauf que justement, si on en croit le vieil adage « Si tu veux la paix, prépare la guerre », ce sont les sociétés désarmées qui sont le plus menacées par la violence. De plus, si le nationalisme qui a ensanglanté l’Europe est aujourd’hui en voie de disparition, un monde où on tient plus à son iPad qu’à ses idées ou à sa patrie pourrait bien être celui de la guerre de tous contre tous.
Élie Barnavi, Dix thèses sur la guerre, Flammarion, Collection « Café Voltaire », septembre 2014.
*Image : wikimedia.
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