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La guerre en noir et blanc de BHL


De son équipée en Libye, Bernard-Henri Lévy a tiré un film, Le Serment de Tobrouk, présenté hors-compétition au Festival de Cannes et sorti début juin sur nos écrans. Immédiatement, les pourfendeurs pavloviens du « béhachélisme » se sont jetés à bras raccourcis sur leur cible favorite. Mais par un singulier effet miroir, leur croisade morale contre le « devoir d’ingérence » reproduit trop souvent les accents lénifiants du droit-de-l’hommisme qu’ils prétendent fustiger. Peu critiquent Le Serment de Tobrouk d’un strict point de vue politique : BHL serait égotiste, narcissique, taquin ou faussement ému, indécemment chic dans les dunes du djebel Nafussa, impudemment sarkozyste pour un homme de gauche… En résumé, BHL est BHL, voilà ce que ses ennemis ne lui pardonnent pas.

Ayant déjà expliqué tout le mal que je pensais de l’intervention otanienne en Libye, je me sens parfaitement à l’aise pour aborder le film de BHL sans être soupçonné de connivence avec son auteur. Rappelons que Le Serment de Tobrouk se présente comme la narration rigoureuse de la médiation qu’assura BHL, sans aucun mandat officiel, entre le Conseil national de transition libyen et les grandes puissances occidentales, jusqu’à la chute finale de Kadhafi permise par les bombardements de l’OTAN.

Après l’avoir vu, j’avoue ne pas comprendre que ce documentaire trop long et bavard déplaise tant aux adversaires de l’opération libyenne. Avec un effort intellectuel modéré, ils y trouveraient pourtant toutes les clés permettant de déconstruire point par point l’imaginaire fantasmagorique de Bernard-Henri Lévy.[access capability= »lire_inedits »]
Car il s’agit bien d’un imaginaire, d’une mythologie inconsciente porteuse de l’universelle panacée de la liberté à portée d’obus. Le Serment de Tobrouk doit être vu pour ce qu’il est : un manifeste vidéo dans lequel BHL exprime la quintessence de sa weltanschauung (vision du monde) humaniste. Délivré de ses appartenances ethniques, religieuses et culturelles, l’homme universel communie dans la célébration de la démocratie, pensée comme l’envers des massacres de vieux despotes. Dans le rôle du tyran sanguinaire, Kadhafi paraît plus que crédible, lui qui fut à la vie comme à la scène aussi caricatural et assassin que le personnage de dictateur levantin de Sacha Baron Cohen.

Tout au long du film, Bernard Henri-Lévy exhume des images d’archives de la guerre d’Espagne et du « serment du Koufra », ville libyenne où Leclerc et ses hommes jurèrent de ne pas baisser les armes avant d’avoir libéré Strasbourg. Mélange de Malraux et du général de Hauteclocque, Bernard-Henri Lévy recycle ses vieux mythes idiosyncrasiques pour défendre sa conception du monde ritualisée − le noyau du CNT jurant fidélité à la démocratie devant les tombes des soldats français de Tobrouk. Il y aurait les assassins, sinistre catégorie dans laquelle Kadhafi émarge incontestablement, leurs victimes « résistantes » et une troisième cohorte constituée de « salauds » sartriens et de « ricaneurs ». Cette dernière engeance forme un improbable aréopage unissant, dans un même refus de l’engagement occidental en Tripolitaine, Marine Le Pen, Éric Zemmour, Alain Juppé (qui occupait alors la fonction de ministre des Affaires étrangères, excusez du peu) et… Rony Brauman, humanitaire trop « réaliste » pour appartenir au corps des élus.

Les enfants prodigues de la Providence, ce sont bien sûr les « Libyens libres », comme les baptise au débotté Gilles Hertzog : Mahmoud Jibril-Jean Moulin, même combat. Vu à travers ce prisme, le monde arabe gagne indubitablement en clarté. Calquer les catégories de la France libre, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Espagne sur une Libye qui n’est pas encore une nation révèle un biais occidentaliste porteur de nombreuses contradictions. Le war building reprend ainsi les apories du state building des grandes institutions internationales ; aussi adapté aux particularités locales qu’un meuble Ikea sied à un salon Empire, la guerre en kit confronte notre héros aux affres de la Libye compliquée. Comme Paul Wolfowitz et Richard Perle au département d’État américain naguère, Lévy se fourvoie en postulant l’existence d’une société civile libyenne − qu’il confond implicitement avec le conseil tribal tenant lieu de proto-État post-kadhafiste. Or, ne pas désespérer Benghazi en évitant un massacre était une chose, outrepasser le mandat de l’ONU en prétendant installer une « démocratie sans démocrates » − selon la cruelle formule de Ghassan Salamé − en fut une autre. Cette illusion néo-conservatrice fait fi des spécificités nationales tant en Libye qu’aujourd’hui en Syrie, où BHL presse François Hollande d’intervenir.

Il faut cependant reconnaître à BHL une certaine honnêteté intellectuelle qui éclaire les impensés de sa praxis. Au fil de ses tribulations libyennes, BHL découvre en effet certains dessous peu reluisants de ses alliés « résistants » : l’attachement à la charia, le peu de cas qu’ils font de la condition féminine, la mise en scène macabre du meurtre de Kadhafi, mais surtout une révélation fracassante qui fait tout l’intérêt du Serment de Tobrouk. Parmi les papiers amoncelés sur le bureau de l’ancien chef des services de sécurité libyens, une note de synthèse retranscrit une réflexion du sommet du pouvoir kadhafiste qui cherchait à endiguer la révolte en déstabilisant les pays limitrophes. C’est ici qu’intervient LE scoop du film : alors que Kadhafi envisageait un repli au Tchad, le CNT était armé par le Soudan d’Omar Al-Bachir, personnage peu reluisant visé par des mandats d’arrêt internationaux pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide au Darfour. Notre philosophe conclut lapidairement que rien n’est simple. Nous lui concéderons volontiers que la complexité du grand jeu régional échappe aux schémas moraux dont il a coutume d’affubler ses contradicteurs. Hélas, la déstabilisation de l’Afrique sahélienne, la constitution d’un État sécessionniste touareg sur les décombres du Mali et le regain de vigueur d’Al-Qaïda au Maghreb islamique ne font l’objet d’aucun développement du Serment.

Pour un peu, nous sentirions presque de la candeur dans le dialogue final que BHL noue avec des djihadistes « révolutionnaires » libyens réputés proches d’Al-Qaïda : faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ces derniers lui pardonnent sa judaïté au nom de la lutte contre l’ennemi commun kadhafiste.

Du Bangladesh à la Bosnie, Bernard-Henri Lévy aura usé ses chemises à répandre ses principes globaux dans un monde perclus par les frontières. Le Serment de Tobrouk est avant tout le journal d’un homme pressé, sans doute trop pour comprendre les subtilités de l’Orient compliqué.[/access]

*Photo : http://www.bernard-henri-levy.com

Juin 2012 . N°48

Article extrait du Magazine Causeur



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