Du Front de gauche aux groupuscules nationaux-républicains, la plupart des militants de gauche n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer l’idéologie « libérale-libertaire » des « sociaux-traîtres » vendus au marché. « Gauche américaine », profèrent-ils en guise d’anathème, oubliant ou ignorant que les États-Unis sont aussi la patrie d’un socialisme populiste que l’on retrouve chez certains dissidents de la « New Left » comme Paul Piccone et Christopher Lasch.
À intervalles réguliers, ils justifient néanmoins leur alliance avec la lie sociale-démocrate qu’ils pourfendent au nom de la lutte contre une droite « antirépublicaine », « antisociale » , voire, « néo-libérale ». Certains esprits indépendants, croyant défoncer les portes de l’anticonformisme, vont jusqu’à prôner une alliance transversale avec les gaullistes sociaux pour conjurer la collusion des forces du marché et du « capitalisme de la séduction » qu’incarne la gauche sociétale. Vaste programme, dirait l’autre !
Hélas, un socialiste intégral[1. Pour parler comme Benoît Malon (et non Maurras).] et conséquent ne réduit pas sa révolte au volet sociétal des analyses anticapitalistes radicales de Michel Clouscard.[access capability= »lire_inedits »] En ne retenant que la critique anti-« lib-lib »¸ nos amis anticonformistes de gauche appliquent à la société du salariat ce que Jean-Claude Michéa nomme l’illusion « Meiji ». Comme leurs adversaires libéraux-conservateurs − mais, reconnaissons-le, à un degré moindre −, les défenseurs acharnés d’une gauche planificatrice se raccrochent aux oripeaux usés du capitalisme patrimonial et aux compromis avec les valeurs traditionnelles qui ont permis son développement au cours des Trente glorieuses.
Or, il ne suffit pas de crier haro sur le néo-libéralisme et sus au pédagogisme pour combattre les conséquences culturelles des lois d’un marché que l’on se résoudrait à réguler faute de mieux. Aujourd’hui, foin d’abolition du capitalisme en cinquante jours, comme le proposait le Ceres au milieu des années 1970, l’hypothèse même d’un enrégimentement du secteur marchand au sein d’une économie laissant une large place à la libre association, au don et au partage du travail suscite des réactions pavloviennes : « Utopistes » ! L’invective vaut compliment : au XIXe siècle, les socialistes scientifiques lançaient ce qualificatif au visage de leurs contradicteurs coupables de ne pas communier à l’Église de l’émancipation programmée.
Parce qu’ils ne poussent pas la enrégimente-ment critique à son point d’aboutissement, nos honorables alter-capitalistes s’enferment dans un discours archéo-républicain nostalgique de la France du Général. Ah, les années 1960 ! Époque chérie du « capitalisme coopératif », du compromis fordiste capital/travail, de l’ordre financier de Bretton-Woods, des centrales nucléaires et des usines Renault dans lesquelles une simple consigne de la CGT suffisait à mettre au pas des millions d’ouvriers… De quoi pantoufler pépère en entonnant le « Tu le regretteras » de Gilbert Bécaud !
Ironiquement, l’incapacité de « l’autre gauche » à se projeter au-delà du capitalisme[2. Qui, comme Michéa le démontre brillamment, ne peut générer qu’une société de marché immergeant les individus-consommateurs atomisés dans le nihilisme moral.] la rapproche de ses meilleurs ennemis libéraux. Gauche réac, patriote et souverainiste contre gauche mondialo-socio-libérale : toutes deux rêvent de lendemains qui chantent, qui par la multiplication des emplois de service, qui par la prolifération des centrales nucléaires au parfum (puant) d’ouvrier d’antan.
Fondamentalement, ces deux gauches siamoises convergent dans le dogme du Progrès humain par l’économie. En ce sens, leurs imaginaires ne sont ni plus ni moins colonisés par le capital que ceux des ouailles d’Hayek et von Mises : entre les partisans d’un État minimal et les néo-colbertistes, l’essentiel n’est-il pas d’attendre le salut par le marché, fût-il régulé ?
Contre le « bougisme » libéral, nos Prométhées alternatifs ne proposent qu’un « reculisme » graduel qui discrédite par avance leurs velléités de réforme sociale, économique ou culturelle. La nostalgie ne fait pas un programme, même quand elle prétend revenir à un moindre mal ante-mondialiste.
À tout prendre, le néo-barriste Gérard Collomb, maire PS de Lyon, a le mérite de dissiper tout malentendu : saint-simoniste revendiqué, il assume le productivisme − certes mâtiné de morale à l’eau de lilas pour complaire à ses électeurs bourgeois − comme horizon ultime de l’humanité. Mais toutes les gauches, en célébrant leurs épousailles avec la Croissance, sanctifient leur adhésion à un processus d’accumulation économique infini dans un monde fini, sans cesse relégitimé par la vision apocalyptique d’une France moyenâgeuse, privée de smartphones et des merveilles du packaging. En utilisant le même registre larmoyant, on pourrait leur rétorquer que la vie technicisée conduit à la barbarie et l’arraisonnement du monde à son épuisement, donc à sa fin.
Dans ce domaine, en dehors de l’hétérodoxie du Mauss, de L’Encyclopédie des nuisances et de quelques autres cercles autour de La Décroissance, la gauche mainstream nous invite à lever le pied sur le chemin du précipice en développant un néo-capitalisme vert inspiré du Grenelle de l’environnement. Pour ne pas contrecarrer l’extension indéfinie de la forme-capital, l’État monnaiera des permis de polluer, poussant un peu plus loin le jeu du marché au profit des plus gros poissons industriels.
À ceux qui cherchaient la recette de l’art de la synthèse sauce Hollande, le progressisme fournit la réponse. De Mélenchon au centre-gauche, le mirage d’un avenir capitaliste heureux complète l’antifascisme pavlovien comme mythe mobilisateur. En avant la musique, battons Le Pen et Sarkozy…
Malgré leur inconséquence idéologique, concédons aux gauchistes à mégaphone qu’eux, au moins, nous rappellent l’impasse où nous enferme un capitalisme qu’on ne peut pas enfermer entre quatre murs.[/access]
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