Le 23 avril 1946, Piaggio inventait la Vespa, le deux-roues le plus piquant de l’après-guerre
Si vous croyez que la Vespa est une motocyclette italienne produite par Piaggio et imaginée par l’ingénieur Corradino D’Ascanio, également à l’origine de l’hélicoptère, c’est techniquement vrai, mais charnellement faux. Historiquement juste, mais un peu court, jeune homme. Tellement loin de la réalité véhiculée par le plus bel objet transalpin du siècle dernier, né exactement le 23 avril 1946. L’expression du désir à la portée de toutes les bourses, l’incarnation du miracle économique. En fait, la Vespa est beaucoup plus qu’un moyen de locomotion lancé dans une Italie en pleine reconstruction. Beaucoup plus qu’un sujet pour thésard en rupture de ban à la recherche de l’identité italienne. La Vespa est à la fois un signe de dieu, une leçon de style, une philosophie balnéaire, une éthique du détachement souverain, une esthétique de la flambe décontractée et puis aussi ce ballet de jambes dénudées en fin d’après-midi autour de la Piazza Navona, à Rome. Entendez-vous les rires complices sur cette plage de Rimini et la morgue d’une jeunesse bronzée en quête d’un flirt ? La Vespa, c’est une allure et un moment d’égarement, une pureté des sentiments et des rondeurs maternelles, des baisers volés et l’insolence d’un dernier été, un slow d’Adriano Celentano et la poitrine bombesque de Sophia Loren au balcon, les Pasta de Lino et les fanfaronnades de Vittorio, peut-être le dernier appel à résister, à ne plus se soumettre, à oser enfiler une paire de Persol et dépasser la limite des dix kilomètres, à emprunter la veste en suédine de votre père, celle qui semble sortir d’un film de Jean-Luc Godard où tous les garçons s’appelaient Patrick et à enfin user d’une liberté tellement bafouée ces derniers mois. Jusqu’au milieu des années 2000, la Vespa n’avait presque pas changé. Sa singularité mécanique était notre romantisme latin, sa conduite désaxée, notre nouvel existentialisme. Elle avait hérité d’une coque autoporteuse, d’un moteur deux temps, de changements de vitesses au poignet, de petites roues et d’un déhanchement sensuel en raison d’une répartition inégale de son poids à l’arrière. À son guidon, en costume ou en bleu de travail, en bermuda ou en soutane, on ne se salissait pas, elle légitimait même le port de la mini-jupe sans outrager la vue de Pie XII. À vrai dire, on n’enfourchait pas une Vespa comme n’importe quel scooter moderne. On faisait durer le plaisir. Elle nous apprenait l’importance des préliminaires. Avant de lui asséner un coup de kick salvateur, et de se laisser emporter par son chant mélodieux, le pépiement du deux temps, l’onde nostalgique par essence, on frimait carrément. Il y avait du Pino d’Angio en nous. Sans honte et sans reproche, nous assumions alors notre légèreté et notre inconstance gamines. Nous n’étions pas terrorisés par le qu’en-dira-t-on des voisins et les regards désapprobateurs des professeurs. Les réseaux sociaux n’existaient pas dans son monde à elle. Dans une société qui rabote toutes les aspérités et promeut le laid comme dénominateur commun, la Vespa était une manière de snober les censeurs. De tancer les cons, de parader juste pour le plaisir, juste pour gagner quelques minutes de bonheur, et de se sentir vivant ! Ricchi e Poveri, elle rendait sa fierté aux ouvriers d’usine et déréglait les fils de famille. Elle donnait du charme aux étudiantes à lunettes et de l’épaisseur aux boutonneux. Elle se couchait comme une baleine dans les virages et surtout elle nous autorisait à voyager à deux, contrairement aux mobylettes françaises, vieil héritage d’un communo-gaullisme calotin. Le célibat n’était pas sa raison d’être. Cette adorable guêpe n’avait pas besoin d’un passeport sanitaire pour se déplacer. Elle était partout chez elle, sur les pistes du Paris-Dakar, dans Les Simpson ou les bras d’Audrey Hepburn, sur les circuits ou les terrains militaires, on la fabriquait même sous licence dans la Nièvre à Fourchambault. Moi, je suis tombé amoureux d’elle, au cinéma, c’était en 1994, dans « Journal intime » de Nanni Moretti, elle était bleue de peau, renaissance romaine au rythme de Leonard Cohen et apparition de Jennifer Beals qui me serre encore le cœur, vingt-sept ans plus tard. Il m’en fallait une. On ne naît pas Vespiste, on le devient. J’attends le 3 mai prochain pour libérer ma guêpe de sa prison.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !