L’Arbre Vengeur ressort le chef-d’œuvre de noirceur de Jean-Pierre Martinet préfacé par Denis Lavant dans une édition « Small is Beautiful ».
On finit toujours par marcher sur les pas de Martinet. Comme si la déveine nous poursuivait et que l’on était happé par sa lose féérique. La poisse, cette éternelle ensorceleuse, colle à notre âme en peine. Elle s’instille en nous, impossible de s’en détacher, elle a déteint sur notre caractère vagabond. Jean-Pierre Martinet, écrivain des espaces sans fenêtres et des horizons bouchés, réprouvé et oublié, vient toquer à notre porte, à intervalles réguliers.
Détresse paroxystique
La permanence nocive de son écriture désespérée est encore le meilleur remède que je connaisse au progressisme béat et aux gueules satisfaites. Avec lui, l’indicible sombreur prend tout son éclat, tout son fracas intérieur. Il nous engloutit dans ses propres décombres. Qu’il est bon parfois d’errer dans ses spirales infernales et son alambic filtrant les sentiments poisseux. A un moment de l’année, je ne sais par quel phénomène étrange, je recroise la route de Martinet (1944-1993). Le garçon n’est pas un joyeux luron au sens littéral du terme quoique sa détresse paroxystique, son asphyxie notoire et sa noirceur jubilatoire sont assurément des bouées de sauvetage dans le labyrinthe des misères humaines. Peut-être, fut-il le seul avec Céline, à mettre des mots sur les errances et les terreurs nocturnes, à dériver sur le fil de la vie. Il semblait s’ébattre dans les voies sans issue et plonger durant de longues apnées. Je pressentais son arrivée à la fin du mois d’avril par quelques signes divinatoires. Alexandre Vialatte m’a appris à ne négliger aucune étrangeté et à me laisser guider par la théorie des dominos qui tombent en cascade. Je pense à une actrice qui m’amène vers un scénariste qui me pousse dans les bras d’un poète rayé des cartes universitaires. Cette mécanique désordonnée produit souvent des rencontres posthumes.
A lire aussi: Que raconte “Guerre”, l’inédit de Louis-Ferdinand Céline?
Depuis plusieurs jours, je relisais l’œuvre d’André Ruellan (Kurt Steiner), éclaireur de la SF française et des mondes imaginaires, j’avais même remis la main sur un ancien dossier de Bifrost (numéro 38) et tentais d’échafauder des passerelles entre le « Manuel du savoir-mourir » de Roland Topor et « Le distrait » de Pierre Richard ou entre Arrabal et Jean-Pierre Mocky. Les dissidents touche-à-tout, anonymes à la puissance souterraine m’ont toujours plus attiré que les encartés primés. Pour dire la vérité, j’avais repris le chemin de Ruellan en me laissant charmer par l’actrice Anicée Alvina, Franco-iranienne aux seins hauts et à la moue déchirante. Elle a joué notamment dans « Les grands gueuletons font les bons sentiments » de Michel Berny en 1973 avec la triplette infernale (Bouquet-Carmet-Lonsdale) sur un scénario de Ruellan. Son détachement mi-érotique, mi-lymphatique giflait toutes mes certitudes d’un printemps déceptif comme disent les communicants ignares. Rares sont les actrices à marquer leur filmographie d’une telle empreinte émotionnelle.
Moisissure céleste et fragilité incandescente
Sa fragilité incandescente était sa manière d’insulter la mort. D’Alvina à Ruellan, de Ruellan au dessinateur Jean-Claude Forest, j’étais prêt à accueillir, une fois encore, Martinet, le replié libournais qui faisait tressaillir les grasses ménagères et les concierges nymphomanes. L’Arbre Vengeur, éditeur bordelais dont le catalogue s’apparente à une boutique de lingerie fine (on a envie de tout toucher, de tout lire, de tout dévorer) fait reparaître, le 19 mai, La grande vie dans une collection dite « L’ivre de caisse » au prix de cinq euros. On a quoi aujourd’hui pour cinq euros ? Moins de trois litres d’essence, un quotidien bavard et un streaming déprimant. On a surtout un chef d’œuvre de moisissures célestes et d’échappées sordides. Denis Lavant, acteur dévorant, annonce dans sa belle préface que ce livre court et dense n’est pas une rédaction pour endormir les sages enfants : « L’histoire de ce petit bonhomme au prénom évocateur n’est pas seulement grotesque et triviale, elle est aussi profondément authentique dans sa geste dérisoire de médiocrité et de grandeur, avec, délicatement apposée en filigrane dans le corps du récit l’évocation d’une des périodes troubles de notre histoire, révélatrice de certaines lâchetés humaines ». Adolphe Marlaud, petit bonhomme, objet sexuel gluant d’une adipeuse ogresse, économise sa maigre existence dans un appartement face à un cimetière. Dans la torpeur de la rue Froidevaux, son invisibilité lui tient lieu d’acte de naissance.
A lire aussi, du même auteur: Je suis Bart Cordell!
Martinet et Calet
Il est la proie consentante de l’indélicatesse du monde en marche. Il se soustrait benoîtement aux démons des autres. « Il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, ni de tragédie. Il n’y a que du burlesque et de l’obscénité. On n’est pas heureux, mais on se marre bien. Jaune, bien sûr, mais enfin. Et puis avouons-le, le malheur fait rire » dit-il, dans un accès de vérité. La grande vie est-elle monstrueuse, farceuse, dérisoire ou superbement outrageante ? Elle est surtout l’œuvre d’un écrivain majeur qui fut, ne l’oublions jamais, l’artisan de la redécouverte de Calet. Tout est dit.
La grande vie de Jean-Pierre Martinet – L’Arbre Vengeur
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !