« La droite américaine a toujours été une tribu indisciplinée, plus souvent unie par ce à quoi elle s’oppose que par ce qu’elle propose… »
Analyse du livre We Should Have Seen It Coming de Gerald F. Seib
Aujourd’hui, ce monde semble très lointain. Le vaste mouvement qui rassemblait aussi bien des traditionalistes religieux que des libertariens[tooltips content= »Libertarians a été traduit par « libertariens » plutôt que par « libertaires ». Dans le contexte américain, libertarians renvoie aux libéraux « classiques » et liberals aux « gauchistes ». »](1)[/tooltips] athées n’est plus ce qu’il était. Les différents groupes qui se sont autrefois rassemblés sous sa bannière semblent plus préoccupés à se quereller plutôt qu’à résister à une gauche qui veut transformer l’Amérique en une dystopie politique identitaire dirigée par des professeurs de salon qui se détestent, des PDG célébrant la culture « woke », des maires de grandes villes économiquement incultes et diverses célébrités.
Il est généralement admis que les raisons pour lesquelles la droite se trouve dans cet état peuvent se résumer en deux mots : « Donald Trump ». En réalité, l’élection de Trump comme 45e président des États-Unis et les changements politiques qui ont suivi sont tout autant un symptôme qu’une cause de ces divisions. Gerald F. Seib, dans son ouvrage Nous aurions dû le voir venir : de Reagan à Trump, un regard sur une révolution politique, en retrace l’histoire. Collaborateur de longue date du Wall Street Journal, Seib décrit les changements survenus à droite au cours des 40 dernières années, principalement à travers le prisme de la politique conservatrice et républicaine.
L’ouvrage de Seib est une histoire dans laquelle les leaders intellectuels de la droite jouent des rôles plus visibles au début et à la fin. Ils n’occupent pas une place importante entre les deux.
Cela est sans doute dû au fait que l’auteur est un journaliste en poste à Washington D.C., une ville où la vie politique et l’actualité incessante ont inévitablement la priorité sur un engagement plus profond dans le domaine des idées. Mais cela peut aussi suggérer une certaine autosatisfaction qui s’est progressivement manifestée à droite entre 1980 et 2016. À cet égard, Seib affirme que de nombreux conservateurs n’ont pas réussi à évaluer à leur juste mesure deux changements qui ont contribué à faciliter la grande débâcle conservatrice.
Le premier fut la disparition de certaines idées reaganiennes fondamentales (marchés libres, gouvernement limité, etc.) au sein de l’électorat populaire, parmi lequel beaucoup considèrent que certains aspects des fondements politiques et intellectuelles de la droite sont opposés à leurs intérêts. Le second changement fut l’émergence de nettes divergences d’opinion à droite sur des sujets spécifiques, divergences qui avaient toujours existé mais qui étaient restées relativement souterraines. Selon Seib, la plupart des conservateurs n’ont pas anticipé les conséquences de ces changements.
Du tabouret à trois pattes à Pat Buchanan
La droite américaine a toujours été une tribu indisciplinée, plus souvent unie par ce à quoi elle s’oppose que par ce qu’elle propose. La grande réussite politique de Reagan a été de souder les conservateurs religieux, les partisans du marché libre et les faucons de la sécurité nationale en une coalition assez cohérente contre plusieurs opposants : le New Deal et la « Big society » [tooltips content= »Le concept de big society s’oppose à celui de big governement. On pourrait traduire cela par la subsidiarité, le pouvoir donné aux échelons locaux, aux associations et aux personnes contre un État providence qui contrôle tout. C’était le projet politique de David Cameron lors de sa campagne de 2010. »](2)[/tooltips], les partisans de la détente avec l’Union soviétique et la permissivité morale des années 1960.
La logique de « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ne vous mène cependant pas très loin. Sous la surface, les divergences de vue persistent. De nombreux libertariens et conservateurs ont défendu des positions très différentes sur les questions sociales. En outre, avec l’effondrement de l’URSS, certains traditionalistes se sont fait davantage entendre dans leur opposition aux partisans de l’interventionnisme militaire américain à l’étranger.
Certaines des divisions les plus intenses tournaient autour de la sexualité et du mariage. La situation était d’autant plus compliquée que beaucoup avaient été attirés par la coalition de Reagan précisément parce que, comme l’affirme Seib, ils étaient consternés par l’adhésion implacable du Parti démocrate au social-libéralisme. Pour nombre de ces électeurs, « les opinions économiques étaient secondaires » et ils n’étaient pas nécessairement aussi enthousiastes à l’égard du libre marché que d’autres parties de la droite.
Pour M. Seib, les débats au sein de la droite ont finalement gravité autour de deux questions, qui concernaient toutes deux les relations des États-Unis avec le reste du monde, mais qui touchaient simultanément aux questions sociales et économiques. L’une était l’immigration, l’autre les effets de la mondialisation économique. Des fossés importants ont commencé à se creuser entre les trois pieds du tabouret sur ces sujets, ainsi qu’entre de nombreux généraux de la droite et certains des bataillons qu’ils pensaient diriger.
C’est le journaliste et homme politique Pat Buchanan qui a mis au jour ces contradictions. En 1992, son protectionnisme et son scepticisme à l’égard de l’immigration se sont heurtés à d’importantes résistances dans son propre camp. Le défi lancé par Buchanan à George H.W. Bush, suivi par la campagne anti-Alena de Ross Perot, a aidé à renverser le président sortant, mais a également constitué, selon Seib, « une critique précoce reprise par Donald Trump » contre le consensus reaganien, avec une réussite spectaculaire.
Ce qui ressort de cette section du livre de Seib est que beaucoup de personnes à droite ont considéré que cet épisode Buchanan-Perot n’était qu’une simple péripétie. Par conséquent, les problèmes qu’il désignait n’ont pas été traités. En fait, Seib soutient que le mouvement conservateur a atteint « son apogée avec le Contract with America, la prise de contrôle du Congrès par les Républicains en 1994, et les importantes avancées conservatrices au niveau des États ». Bien qu’identifié à Newt Gingrich, le contrat était aussi indubitablement reaganien dans son contenu. Curieusement, Bill Clinton s’est montré beaucoup plus attentif à l’angoisse croissante que suscitent les questions d’immigration que ses adversaires politiques. Alors que la plate-forme démocrate de 1996 embrassait le libre-échange, Seib note qu’elle « avait des consonances trumpiennes sur l’immigration ».
Cela signifie-t-il que la droite aurait dû abandonner l’opinion généralement favorable à l’immigration de la coalition Reagan dans les années 1990 ? Pas nécessairement. Cependant, ce fut l’occasion pour les principales voix de la droite de reconnaître que l’immigration impose certains coûts aux pays de destination, qu’une politique d’immigration généreuse doit aller de pair avec le respect de l’État de droit, qu’une immigration à grande échelle et de grands programmes sociaux sont incompatibles, qu’une immigration réussie exige l’assimilation et non une politique identitaire, et que la politique d’immigration est une responsabilité des États-nations souverains et non des institutions supranationales qui prétendent à la souveraineté mondiale.
De telles modifications auraient-elles satisfait Buchanan ? Probablement pas. Néanmoins, cela aurait montré que les conservateurs pouvaient …
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