Les éditions Séguier publient le scénario du film primé aux Oscars écrit avec Umberto Contarello précédé d’un avant-propos inédit de Paolo Sorrentino.
Jean Le Gall, le patron de Séguier, est un esthète doublé d’un redoutable commerçant. Il connaît nos faiblesses et toutes les ficelles du métier pour alpaguer le lecteur fragile, indolent, incapable de résister à la vue de Jep Gambardella, en pantalon blanc et veste d’alpaga couleur safran sur une couverture, maître à penser de tous les désabusés nés au siècle dernier.
Cardinal de Retz à la sauce romaine
En publiant le scénario de « La Grande Bellezza » en intégralité, il nous offre les mémoires du Cardinal de Retz à la sauce romaine, un bréviaire à l’usage des perdants magnifiques, quelque part entre le détachement souverain et la distance persifleuse, entre la lente fuite du temps et les illusions perdues. 2013, déjà dix ans que nous avons fait la rencontre sur grand écran de ce chroniqueur mondain, amateur de minestrone en proie au doute existentiel, esseulé au milieu de la fête permanente, moraliste en richelieu bicolore, l’extrême bout de sa cigarette coincé entre ses dents, carnassier dans ses répliques et, malgré tous ses efforts pour rester insensible à la marche du monde, demeurant cet émotif nostalgique, cet adolescent saisi par la beauté dévoilée d’un corps de femme. Ce qui nous a d’abord plu dans l’attitude de Jep, c’est tout ce qu’il rejette en bloc par éthique et par dandysme expiatoire. C’est-à-dire son humanité, sa bonté, son souci de l’autre, son christianisme refoulé, autant de mots qu’il s’interdirait d’écrire dans ses articles par peur de tomber dans une forme de mièvrerie anesthésiante. Jep n’est pas amer, revanchard ou explicatif, il connaît trop bien la versatilité des sentiments pour s’autoriser à juger les autres. Jep n’est pas un pédagogue. Il n’a aucune leçon à donner.
Maximes et picotements de l’âme
Si nous aimons son aplomb devant les suppôts d’une modernité absconse, sa vigueur jouissive à dessouder les fausses valeurs et les artistes maudits, cette vie confortable allongée dans un hamac à contempler l’écoulement des journées et sa volonté farouche de s’extraire des choses du quotidien, nous aimons encore plus l’errance d’un homme d’âge mur dans la ville. Une promenade sur les bords du Tibre, à la confluence des regrets et des souvenirs, ce qu’on appelle les picotements de l’âme.
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Quand l’heure des comptes vient à sonner. « La Grande Bellezza » est une sorte de bazar littéraire, chacun y trouve ce qu’il était venu y chercher. Paolo Sorrentino a fait de Jep un personnage malléable, plastique qui se moule à notre esprit du moment. Certains y ont vu un noceur extatique, un cynique en rédemption, un raté étincelant, un amuseur écorché, un croyant qui s’ignore, un écrivain en panne : ses costumes en laine froide se plient à toutes les contorsions. Le film eut quelques détracteurs, on critiqua sa vulgarité clinquante, une sorte de Dolce Vita fin de siècle un peu veule et vaine, une juxtaposition de scènes qui s’annulent entre elles et un propos noyé sous les platines d’un DJ peroxydé. Dans son avant-propos, Paolo Sorrentino préfère insister sur l’autre inspiration de son film. « A Rome, tout se termine vite, sans trêve, dans une sorte d’immense décharge dont ne connaît même pas l’adresse. On ne retient rien. Rien n’est définitif. Tout le monde vient à Rome pour parler, mais il n’y a personne pour écouter » écrit-il.
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Pour lui, cette ville est le réceptacle des ambitions forcément déçues et cependant, son attraction malsaine continuera longtemps d’aimanter les Hommes. Avant de s’intéresser au cas de Jep, il faut parler un instant de Dadina, la directrice de la revue qui l’emploie, naine extralucide déclarant : « Personne n’est adapté à rien, Jep. C’est la reine des inadaptées qui te le dit ». Et Romano malheureux en amour, attiré par des créatures incapables d’aimer, pudique et tendre, peut-être son seul véritable ami qui gagne en profondeur et se sauve, à la fin du film : « Qu’est-ce que vous avez contre la nostalgie ? C’est l’unique loisir qui reste à ceux qui se méfient de l’avenir ». Alors pourquoi, aimons-nous tant ce film ? Pour l’apparition d’une girafe, le tube de Raffaella Carrà réenregistré par Bob Sinclar, l’odeur des sacristies, la nuit romaine, le fleuve brouillon, le visage d’une sainte exténué, mais surtout pour les maximes exponentielles de Jep. On est jaloux, nous aurions voulu les inventer : « Je ne voulais pas simplement participer aux fêtes. Je voulais avoir le pouvoir de les gâcher » ; « Nous sommes tous au bord du désespoir et nous n’avons qu’un remède : être ensemble et se moquer un peu de nous-mêmes » ; ces bonheurs de dialoguiste, nous pouvons enfin les lire. Car Jep a réussi à mettre des mots sur notre inconstance :
J’étais destiné à la sensibilité
J’étais destiné à devenir écrivain
J’étais destiné à devenir Jep Gambardella
La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino – Séguier
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