Autant vous prévenir tout de suite, je n’ai pas vu La graine et le mulet. J’aimerais donc n’avoir rien à en dire. Pas si simple.
Pour moi, un film est un ensemble ; particulièrement quand il est à caractère « social ». On ne peut pas dissocier l’œuvre, ce qu’en dit son auteur et, dans une moindre mesure, la critique. Si je ne suis pas allé voir La graine, c’est avant tout parce que je n’ai pas aimé la façon dont M. Kéchiche a parlé de son film, ni d’ailleurs du précédent (L’esquive, déjà César du meilleur film en 2005). Je sais bien que souvent, les interviews de metteurs en scène relèvent de la figure imposée, et que les artistes souhaitent être jugés sur pièce, un point , c’est tout. Rien de plus simple : il leur suffit de ne pas donner d’interview. C’est ce que font généralement des gens aussi dissemblables que Chris Marker ou les frères Wachowski (Matrix).
Abdellatif Kechiche, lui, accorde beaucoup d’interviews, et pour y redire toujours la même chose . Il ne fait pas du cinéma à message : « Je déteste que ce qui ressemble à du discours s’infiltre dans un film. Je revendique le droit à la banalité. Je trouve qu’on en dit plus en aimant ses personnages qu’en se situant dans la dénonciation. » (Première, décembre 2007) Ni a fortiori du cinéma ethnique : « La Graine et le Mulet relève avant tout de la fiction. Le clan que j’y montre pourrait tout à fait se retrouver chez Bergman ou ailleurs. Il a, au fond, quelque chose de très universel. » (Première, décembre 2007)
Le problème, c’est qu’à chaque entretien, il explique simultanément le contraire : « J’ai sûrement envie d’éduquer le regard du spectateur. Et en particulier son regard sur cette jeunesse. En tout cas sinon de l’éduquer, qui est un grand mot, du moins de le modifier. » (Les Inrocks, avril 2004) Ou encore : « Quand on voit toutes les humiliations par lesquelles passe Slimane en allant dans ces centres administratifs, qui sont des symboles (la banque, la mairie, les services de l’hygiène), c’est qu’il y a un malaise. On le dit d’ailleurs à plusieurs reprises dans le film : Slimane cherche pour son restaurant une place sur le Quai de la République. » (Allociné.fr, septembre 2007) Ou encore encore : »Par réaction à l’image caricaturale véhiculée par les médias de la femme arabe, soumise, silencieuse et voilée, j’essaie de rétablir une réalité. » (Première, décembre 2007) Mais je vous ai gardé le meilleur pour la fin : « La Graine et le Mulet, avec ses quatre couples mixtes, la chaleur et la sensualité de ses rapports affectifs et son regard porté sur l’inégalité des chances, trace aussi un portrait de la France. » (Première, décembre 2007)
J’adore. On croirait une déclaration d’intention des producteurs de Plus belle la vie, le térébrant soap « sociétal » de France 3. Mais revenons à notre mulet… Toutes les interviews d’AK relèvent du double langage systématique. L’auteur se réclame d’un cinéma « non-engagé » pour aussitôt nous asséner les pires poncifs de l’idéologie victimaire. Conclusion : M. Kechiche semble avoir à peu près autant à me dire sur l’immigration que Mme Ferran, César 2007 pour Lady Chatterley, sur la lutte des classes et le désir hétérosexuel – donc son film est dispensable.
Au vu du palmarès des Césars 2008, cette opinion n’est guère partagée. Certes c’est peut-être uniquement le filmage et l’écriture de Kéchiche – qu’on soupçonne prodigieux – que ses pairs ont tenu à honorer pour la deuxième fois. Mais ce n’est pas vraiment ce que suggèrent les commentaires émus des JT du lendemain. Pour tout dire, je pense que c’est bel et bien le manifeste victimaire que la profession a voulu récompenser, comme elle l’avait fait avec La Haine (César du meilleur film 1996) ou Indigènes (César du meilleur scénario original 2007 [1. Je pense aussi que – même si l’on ne parle plus d’immigrés, mais de pauvres – le même engouement de dames patronnesses n’est pas étranger aux triomphes répétés des abominables frères Dardenne à Cannes.].) Et n’allez pas me demander des preuves, j’ai dit « je pense », et pas « je sais ». Cela dit, essayez donc de me prouver le contraire.
En vérité, je n’ai pas vu non plus la remise des Césars, si ce n’est le premier quart d’heure, avant de rendre les armes devant les commentaires du maître de cérémonie Antoine de Caunes, si nuls et mal dits qu’on aurait pu les croire écrits sans nègre et déclamés sans prompteur…
L’an dernier, Valérie Lemercier, d’ordinaire aussi pétillante que de Caunes est plat nous avait gratifiés d’une piètre prestation de maîtresse cérémonieuse. Les Césars seraient-ils ontologiquement médiocres ? Disons juste qu’ils évoquent une docu-fiction qui aurait été écrite par Nicolas Baverez pour illustrer, un peu lourdement, ses sombres thèses déclinistes.
Je suis injuste ? Non, ce sont les Césars qui sont injustes ! N’ont-ils pas systématiquement ignoré, par exemple, l’œuvre de Malik Chibane dont la savoureuse « Trilogie urbaine » (Hexagone, Douce France, Voisins, Voisines) vient de sortir en DVD ? Et pour quelle raison sinon parce que le malotru a cru pouvoir envoyer aux pelotes le victimisme dominant : « Il faut relativiser nos problèmes à l’échelle planétaire – vendre des oignons au Bangladesh, c’est plus grave que d’être enfant d’immigrés en France. » (Les Inrocks, avril 2007)
Il a même aggravé son cas en pointant le mépris de classe qui règne dans sa profession : « Il existe une population, une classe sociale, que, fondamentalement, on n’aime pas, qu’on ne reconnaît pas et avec laquelle on n’a aucun lien, ou très lointain. On ne reconnaît pas l’environnement dans lequel elle évolue et l’approche est de l’ordre de la mendicité, de l’entraide, de la solidarité. C’est un retour au XIXe siècle ! » (Revue Mouvements, premier trimestre 2004)
Faut-il le préciser ? Sans même parler d’une nomination aux Césars jamais un film de Chibane n’a été ne serait-ce que sélectionné pour Cannes, Venise, Berlin, Locarno et autre lieux .
Je pense aussi à l’excellent Travail d’Arabe de Christian Philibert, qui raconte, sur un ton épique mais badin, les mille misères que Momo, micro-délinquant beur, rencontre pour se réinsérer à sa sortie de prison. Là non plus, ni nominations, ni sélection aux Festivals. Rien qu’un communiqué tonitruant du MRAP : « L’affichage de ce cliché raciste sur des affiches de cinéma ne peut que contribuer à légitimer et banaliser l’expression du racisme… » On s’en doute, une telle fatwa ne pouvait qu’être fatale à ce film à petit budget. Aujourd’hui, quatre ans après les faits, Travail d’Arabe figure dans la liste de dix films français anti-racistes recommandés par le MRAP. Mieux vaut trop tard que jamais…
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