«La gauche sans le peuple n’existe pas vraiment»


«La gauche sans le peuple n’existe pas vraiment»

jacques julliard michea

Propos recueillis par Daoud Boughezala.

Historien spécialiste de la gauche et du syndicalisme révolutionnaire, éditorialiste à Marianne, Jacques Julliard vient de publier avec Jean-Claude Michéa La Gauche et le peuple (Flammarion), passionnant essai qui m’a inspiré ces questions.

Daoud Boughezala. Comme l’a déclaré Manuel Valls, la gauche française est-elle menacée de disparition ?

Jacques Julliard. Sous le nom de gauche, on désigne deux choses différentes : d’abord la partie de l’Assemblée qui siège à la gauche du président et, par voie de conséquence, les partis qui sont ainsi représentés. Cette gauche topologique ne peut pas disparaître, il y aura toujours des gens pour siéger à ces endroits. Dans toute assemblée délibérative, même un conseil de copropriétaires d’un immeuble, les opinions ont une tendance naturelle à se séparer, et il se forme une gauche, une droite, et même parfois un centre. Mais, dans son sens idéologique, le mot « gauche » désigne aussi un ensemble de valeurs et de propositions.

À toute époque, la caractéristique de la gauche, par rapport à la droite, c’est l’écart considérable, impossible à réduire, entre la gauche réelle et la gauche rêvée. La droite, ne faisant pas rêver, ne connaît pas cet éternel débat : la gauche que nous connaissons est-elle vraiment de gauche ? Les intellectuels et les politiciens ambitieux adorent donner au mot « gauche » un sens normatif. D’où l’invention de « la gauche qui n’est pas de gauche », qui a une tendance naturelle, quasi génétique, à trahir, etc. De Sartre à Mélenchon en passant par Bourdieu, c’est un jeu grisant, aux effets délétères.[access capability= »lire_inedits »]

Ces figures de la gauche de la gauche n’aiment rien tant que fustiger les « puissants », les « riches » et le méchant patronat. La condamnation morale du libéralisme sert-elle de cache-sexe à une extrême gauche sans perspective ?

Oui, d’autant plus qu’il n’y a plus de socialistes à gauche, seulement des keynésiens dépravés. Je regrette que, dans la bouche de la gauche officielle, « libéral » soit devenu un gros mot. Libéral signifie d’abord partisan de la liberté politique, et je trouve extravagant que la gauche se laisse déposséder de ce mot, le plus beau peut-être du langage politique. Et puis je rappelle qu’économiquement parlant, de Robespierre à Benjamin Constant, la gauche a été longtemps libérale. Je trouve absurde que cette gauche déboussolée, cette gauche en chaise roulante que nous connaissons, confonde la liberté d’entreprendre avec l’intolérable tyrannie des marchés financiers et des grandes banques. Mais quand je propose comme objectif à la gauche, à l’échelle internationale, de se mobiliser pour le retour au peuple des instruments du crédit, dans la grande tradition proudhonienne, je n’éveille aucun intérêt dans la gauche paralytique qui paraît n’avoir d’autre objectif discernable que de substituer Juppé, Sarkozy, voire Marine Le Pen, à Hollande et à Valls.

C’est presque un lieu commun de déplorer le divorce entre la gauche et le peuple. À l’avenir, comme l’a préconisé Terra Nova, le camp du progrès pourra-t-il se passer de la classe ouvrière ?

La gauche peut très bien survivre sans la classe ouvrière. C’est ce qu’elle a fait du xviiisiècle jusqu’aux débuts de la IIIe République. Elle n’est pas le parti du peuple : depuis l’instauration de la démocratie, elle n’a plus le monopole du progrès politique (suffrage universel, parlementarisme, libéralisme politique) ; il ne lui reste donc comme marqueur que le libéralisme sociétal. D’où l’importance récente, démesurée, prise chez elle par la libéralisation des mœurs (mariage, avortement, homosexualité, etc.). Nous suivons ici le chemin tracé par la social-démocratie scandinave qui, faute de combattre le capitalisme, combat la société régnante. La gauche française actuelle, faite de bobos, de fonctionnaires et de permanents politiques, est en train de régresser vers la situation qui était la sienne jusqu’en 1850, avant « l’invention » de la classe ouvrière.

Dans une société aussi individualiste que la nôtre, reste-t-il encore une « cause du peuple » ?

Oui. Dans le passé, la question ne se posait pas : il était entendu que les partis de gauche, notamment le Parti communiste, étaient la cause du peuple. Cela n’était pas tout à fait vrai, mais en politique, l’essentiel n’est pas d’être, mais de faire croire.

Aujourd’hui, le divorce entre la classe politique et le peuple est éclatant. Le peuple se sent orphelin et a tendance à chercher des parents adoptifs du côté du Front national. Oui, le peuple aspire à être entendu, ce sera, après celle du suffrage universel, la deuxième révolution démocratique, celle du XXIe siècle. Cela ne veut pas dire que « le peuple », ce grand fourre-tout, ait partout et toujours les mêmes intérêts. Mais, pour la première fois peut-être (à l’exception des quarante jours de la Commune de Paris), il entend devenir un acteur majeur et autonome. Ce qui lui manque, ce sont les moyens de le faire.

Lorsqu’il ne boude pas les urnes, le peuple s’exprime avec bruit et fureur : le Front national est ainsi devenu le premier parti ouvrier de France ! Marine Le Pen ayant capté mesures économiques, électeurs et cadres chevènementistes, un FN rénové pourrait-il remplir la mission que vous assignez à la gauche ?

Non, non et non ! Je ne veux pas que l’on fasse un faux parti de gauche avec de vrais hommes de droite. Scrutez la biographie et le profil des inspirateurs actuels de Marine Le Pen : vous y trouvez un vieux fonds réactionnaire, conservateur dans le meilleur des cas. Le Front national, qui est devenu, à cause de la carence des partis de gauche et des syndicats, un parti tribunitien, reste totalement étranger à la tradition intellectuelle constitutive de la gauche, celle des Lumières au XVIIIe siècle, du socialisme français de Proudhon à Jaurès et de la morale prolétarienne des producteurs.

Le fait que le Front national s’empare, pièce après pièce, du catalogue revendicatif de la CGT n’est nullement une preuve de ralliement au patrimoine de la gauche. La CGT n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’elle peut gérer de façon conflictuelle avec la droite, ce qu’elle a fait longtemps dans de nombreuses grandes entreprises.

Le FN, comme son nom l’indique, est avant tout un parti nationaliste, et le nationalisme, l’histoire nous l’apprend, est pour les hommes de gauche désabusés le sas de décompression qui leur permet de passer en douceur vers l’extrême droite. Voyez Déat et Doriot, voyez Lacoste et Lejeune pendant la guerre d’Algérie. Dans l’hypothèse la plus optimiste, une « expérience » Marine Le Pen tournerait rapidement à l’aventure de type péroniste, comme dans l’Argentine de l’après-guerre avec, dans l’ordre, le populisme (Evita Peron), puis la dictature (Videla) et enfin la décadence économique.

Quoique vous partagiez leur aversion pour le populisme, vous vous singularisez de vos anciens camarades de la deuxième gauche, qui se sont accommodés de la société de marché mais rêvent d’un régime parlementariste. Pourquoi vouloir nationaliser le crédit tout en conservant la Ve République ?

J’ai pris mes distances à l’égard de la deuxième gauche quand j’ai réalisé que, la crise de 2008 aidant, elle allait beaucoup plus, pour fixer ses idées, dans le sens d’Alain Minc que dans celui d’Edmond Maire et de la CFDT. Or, j’estime que la capacité à remettre en question les grandes banques et l’organisation du crédit est le critère numéro un d’une pensée socialiste actuelle. Longtemps, pendant les trente glorieuses et même après, le capitalisme « rhénan », appuyé sur le sens de l’intérêt général, a permis d’améliorer la condition et la vie de la classe ouvrière et des couches populaires dans des proportions jamais connues dans le passé. C’est ce qu’avait compris la deuxième gauche, et elle a eu raison.

Mais depuis le tournant du siècle, la conjoncture économique et mentale a changé. Le capitalisme patrimonial n’avait plus envie de cogérer avec les syndicats et l’État une société économique qu’il se sentait capable de dominer à lui seul. Il faut en tirer les conséquences.

Lesquelles ?

À long terme, le capitalisme financier et les grandes banques nous mèneront à une catastrophe sans précédent, et il faut leur arracher le pouvoir qu’ils se sont arrogés. Cela me paraît incompatible avec le retour au parlementarisme classique. Il est fascinant de constater combien la gauche politicienne, pourtant rompue à tous les exercices de manipulation du suffrage, est capable de se tromper sur ses intérêts. Vieux parlementaire, François Mitterrand, lui, avait compris que cette gauche ne pouvait revenir au pouvoir que dans le cadre du régime présidentiel, seul capable d’apporter à un homme de rassemblement issu de ses rangs le surcroît de suffrages qui lui manque de façon structurelle. Pour expliquer un tel aveuglement, il faut comprendre que le notable socialiste moyen n’aspire pas au pouvoir, mais à la députation. Le recours à la proportionnelle a fait, dans la IVe République, la preuve de sa malfaisance. Son rétablissement aurait trois conséquences :

–        Faciliter le rapprochement entre la droite classique et le Front national, en supprimant l’obstacle du désistement au second tour.

–        À défaut, organiser la vie politique autour de la domination du centre, bête noire du PS, interdisant toute alternance.

–        Dans tous les cas, établir la domination absolue des partis sur la vie politique française. À un moment où ces partis sont à juste titre vomis par l’opinion, et incapables d’organiser la participation populaire au pouvoir.

Et dire que les plus « avancés » de nos socialistes, sans parler de Mélenchon, bâtissent tous leurs espoirs sur une VIe République imaginaire, qui ne serait jamais qu’une désastreuse resucée de la IVe ! Comme si la France, dans l’état où elle est, avait besoin de cet emplâtre sur sa jambe de bois ! La seule manière de revaloriser le Parlement serait de supprimer le Premier ministre, et donc d’obliger le président à négocier directement avec les élus, comme cela se fait aux États-Unis. Là où est le pouvoir, là doit suivre la responsabilité.

Belle déclaration de principes ! Dans le même ordre d’idées, vous vous référez à une morale populaire « à base d’honneur, de charité et de solidarité », issue d’un triple héritage, aristocratique, chrétien et ouvrier. Ce legs philosophique rappelle davantage le personnalisme chrétien des années 1930 que l’esprit de la gauche contemporaine, si rétive aux traditions. En ce cas, pourquoi vous agripper au concept de gauche ?  

Il est vrai que la gauche contemporaine réussit l’exploit d’être à la fois routinière dans son mode de pensée et oublieuse de son patrimoine moral. Vous me suggérez que, compte tenu de mes références, je ferais mieux de la passer par pertes et profits. Je le ferais volontiers si je savais que mettre à la place. La droite ? Le centre ? Merci bien ! Alors, le peuple, tout simplement ? C’est l’objet de mon débat avec mon ami Michéa. Et je constate que c’est la conclusion à laquelle est parvenu Jean-Luc Mélenchon, à la suite de ses échecs avec la gauche. Le hic, c’est que le peuple n’est pas un produit simple comme le vitriol ou le sucre, un objet dont on puisse se saisir directement. On ne l’appréhende qu’à travers ses manifestations – le vote, la rue, l’opinion. La gauche n’est pas une valeur en soi, ce n’est qu’un instrument pour aller au peuple, ou, mieux, pour lui permettre de s’exprimer. Mais c’est aussi un patrimoine ou, si vous préférez, une tradition. Vous me faites justement remarquer que la gauche contemporaine n’est guère fidèle à cette tradition. Je ne vois pas pourquoi je devrais, en lui cédant la place, m’incliner devant ses infidélités. Je sais bien qu’une pure machine à gagner les élections et à répartir les places n’a que faire de sentiments comme l’honneur, la justice, la solidarité. Mais il n’en va pas de même du peuple qui l’élit, et aussi qui la juge. Ce n’est pas moi qui suis seul face à la gauche, c’est la gauche qui est seule face à son électorat.[/access]

Jacques Julliard, Jean-Claude Michéa, La gauche et le peuple, Flammarion, septembre 2014

*Photo: Hannah.

Octobre 2014 #17

Article extrait du Magazine Causeur



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