« Le dernier film de Djamel sent le Beur ». On imagine l’émotion et même l’incendie que susciterait une telle phrase publié par un média honorablement connu. Les outrés succèderaient aux indignés sur les ondes et les écrans, nos grandes consciences rivaliseraient dans l’écœurement et l’analogie historique par voie de tribunes et d’éditoriaux. Et l’affaire se finirait devant les tribunaux qui condamneraient sans hésiter, et à juste raison, l’auteur et la publication pour incitation à la haine raciale. Mais voilà, cela se passe aux Inrocks, hebdomadaire bénéficiant d’un brevet éternel de légitimité morale ¬– qui lui confère le droit de dire qui est fréquentable et qui ne l’est pas, ou plutôt dans le nouveau langage, qui sent bon et qui pue.
En conséquence, nul ne s’émeut de lire la phrase suivante, sous la plume de Nelly Kaprielian : « Les livres de Denis Tillinac sont accueillis avec force éloges par une presse qui préfère ne pas voir à quel point ils suintent le “Français de souche”. » C’est ainsi : il est louable de repérer le « Français de souche » à son suintement, mais il serait abominable de reconnaître un Français issu de l’immigration récente à son odeur. Dans un cas, c’est de la salubrité publique, dans l’autre du racisme. Je me demande comment statuerait la Justice s’il prenait à l’ami Tillinac la fantaisie de porter plainte – je crains qu’on ne puisse pas attendre grand-chose du MRAP et de SOS Racisme sur ce coup-là.
Au cours de cette campagne, on a assisté au triomphe de la gauche olfactive, dont Nelly Kaprielian apparaît comme l’une des voix les plus prometteuses dans ce billet sobrement intitulé : « Après les scores du FN, les écrivains nauséabonds s’affichent sans complexes ». On suppose, bien qu’elle ne le précise pas, que cette estimable inrockuptible lutte contre l’intolérance et la haine, pour la fraternité humaine. Quand on est investie d’une telle mission, on ne fait pas dans la dentelle : ce ne sont même plus les œuvres qui puent mais leurs auteurs, naturellement exclus de la fraternité humaine. L’ « écrivain facho », comme dit la justicière, est nauséabond.
Le crime de Renaud Camus est d’avoir annoncé, dans un texte argumenté et précis, que faute de pouvoir se présenter à l’élection présidentielle, il soutenait la candidature de Marine Le Pen – je reviendrai dans le prochain Causeur Magazine sur les déboires que lui vaut cet outing, ainsi que sur mon désaccord, tant avec les termes dans lesquels Camus décrit les conséquences des flux migratoires, qu’avec son analyse du Front national, exposée dans Le Monde, où il était en compagnie de huit autres intellectuels invités à soutenir les raisons de leur choix – l’intello cheminadiste été relégué sur le site. Du point de vue conceptuel et littéraire, la comparaison entre le texte de Camus et l’indigent verbiage d’Yves Simon, « romancier, auteur, compositeur », à la gloire de François Hollande, était pour le moins cruelle. J’admets volontiers que la tenue littéraire et la clarté du propos ne puissent être les premiers arguments de vote ; je comprends par ailleurs qu’elles ne soient pas des critères essentiels pour une critique littéraire.
La consœur exulte, elle l’avait bien dit. Elle recense mentalement les amis et lecteurs de Camus qui n’ont pas annoncé avec des accents héroïques qu’ils rompaient avec lui. C’est cela qui fait peur, l’ivresse de bonne conscience, la certitude d’œuvrer à la rédemption, la furie épuratrice de quelques journalistes et publicistes éminents qui traquent dans tous les cerveaux les traces de lepénisation et s’enorgueillissent de réclamer fièrement des sanctions, des mises au rancart, des bannissements. Durant l’entre-deux tours, le score de Marine Le Pen leur a servi de prétexte pour ressortir un de leurs joujoux idéologique et sémantique préféré, le « cordon sanitaire » dont on rappellera qu’il est doublement bénéficiaire : moralement, il permet d’exclure ceux dont la vue vous chatouille les narines, et politiquement, de désactiver une partie des voix adverses. Comme au bon vieux temps, ils se sont mis à dresser des listes de tous ceux qui refusaient de participer à l’isolement des récalcitrants: ceux qui parlent du FN et de sa patronne mais pas comme il faut en parler, ceux qui ne disent rient, ceux qui n’en pensent pas moins. Ils ont ratissé large – les malheureux trublions de la « gauche populaire » en gestation en ont pris pour leur grade. Ils ont reniflé, humé, flairé et leur délicat odorat a été fort incommodé : jamais on n’a autant entendu parler d’idées nauséabondes et de mauvaises odeurs.
Il faut rappeler ici que ce qui chatouille si désagréablement ces cohortes de narines habituées à ne humer que des idées élevées, c’est qu’on ne partage pas leurs points de vue – en l’occurrence, qu’on ne croie pas que Marine Le Pen est une fasciste encore plus dangereuse que son père. Dans le langage réduit qui semble être le leur, cela veut dire qu’on s’est rallié ou qu’on travaille secrètement pour elle. Soit on lit la partition autorisée, soit on est un salaud. Au risque de me répéter, il y aurait sur la question matière à échange d’arguments. Mais non, vous avez deux choix : tapez 1, tapez 2.
Je dois être totalement cinglée pour m’obstiner à discuter les points de vue qui sont aux antipodes des miens. Tombant sur un appel signé par des « Français d’origine étrangère », je lis cette phrase : « Nous sommes des immigrés, des enfants et des petits-enfants d’immigrés, et nous sommes chez nous. Nous n’avons ni l’intention de nous « intégrer » ni celle de nous « assimiler » à un pays qui est déjà le nôtre. » Elle a le mérite de définir l’enjeu de la querelle. Il s’agit de l’identité et de la part qu’y a l’héritage – considérable pour Renaud Camus, inexistante pour les signataires. Mais comment parvenir à un consensus si on refuse la controverse, point par point, pied à pied ? Comment répondre aux inquiétudes, par ailleurs légitimes, exprimées par ces enfants d’immigrés si on ne parle pas à ceux qui ceci ou cela ?
Je dois avoir le nez bouché. Cette phrase (qui rejoint l’idée de Houellebecq d’un pays-hôtel) me fait bondir, me donne envie de polémiquer, je ne sens aucune odeur. Pas plus que quand Camus appelle à voter Marine Le Pen (j’ai seulement pensé qu’il allait avoir la meute aux basques). Cela doit être que le désaccord n’a pas d’odeur. En attendant, j’espère que les experts en mauvaises odeurs ne vont pas se mettre en tête de purifier l’atmosphère.
image : blogs.canoe.ca
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