Les organisations criminelles sont les grandes gagnantes de la mondialisation. Et la France fait face à une déferlante inédite de cocaïne. Conséquences: la corruption infuse à divers niveaux de la société, les cartels se livrent à une guerre sanglante et savent qu’ils ne risquent pas grand-chose en défiant un État faible.
Ça ne fait plus les gros titres. Les morts par balle au cours de règlements de compte entre dealers sont monnaie si courante (et pas seulement à Marseille, mais dans de petites villes autrefois paisibles) que, sauf bilan spécialement lourd, on ne s’y attarde guère. Pour dire quoi, d’ailleurs, qu’on ne sache déjà ? Commenter le énième plan antidrogue ? Curieusement, l’adoption par le gouvernement d’une « feuille de route », le 16 juillet 2022, n’a pas fait détaler les trafiquants. Sur le terrain, la chair à canon du deal semble n’avoir peur de rien, sinon des bandes rivales. Qu’ils se tuent entre eux, pensent nombre de braves gens, oubliant qu’ils peuvent essuyer une balle perdue. Difficile, de surcroît, d’ignorer que, derrière cette violence devenue quotidienne, se déploie une hydre criminelle puissante.
Faut-il en conclure qu’après la libanisation (déjà à l’œuvre), la France est menacée de mexicanisation ? Aussi séduisante soit cette hyperbole, nous ne vivons pas (pas encore ?) dans une de ces séries Netflix où de gros bonnets du trafic, aussi séduisants que sans pitié (qui sont parfois d’affriolantes femmes d’affaires), côtoient les célébrités de la politique et du showbiz, pendant que leurs hommes de main enlèvent, assassinent, torturent et font chanter. La France n’est pas dirigée en sous-main par des mafieux.
Mollesse de l’Etat
Cependant, alors que notre État s’illustre par sa mollesse face à ceux qui le défient, les premiers signaux faibles de contamination mafieuse ou crypto-mafieuse de la sphère publique apparaissent. Plusieurs élus ont été impliqués dans des affaires de stups, comme à Bagnolet, Saint-Denis ou Canteleu, dont la maire a dû démissionner car elle était sous la coupe de trafiquants. Dans les ports, en particulier au Havre, des dockers se retrouvent placés devant un choix diabolique entre corruption et terreur. À ce stade, les réseaux ne parviennent sans doute pas à s’assurer la complicité de hauts responsables ou de magistrats. Ce sont des employés municipaux, des fonctionnaires subalternes, des agents de terrain qui, souvent, constituent les maillons faibles. Si narco-État est excessif, il existe déjà des narco-territoires.
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Dans les cercles dirigeants, on parle désormais de menace stratégique ou systémique. Au printemps 2022, les services de Matignon écrivent dans une note préparatoire à une réunion européenne sur le trafic de stupéfiants : « Ce type de trafic représente ainsi une menace systémique sur les institutions publiques des États membres, y compris leurs systèmes judiciaires, ainsi que sur le respect de l’État de droit. » Le rapport annuel 2022 de la délégation parlementaire au renseignement (DPR), délaisse en partie le terrorisme au profit du crime organisé. Rappelant que Rotterdam et Anvers sont les ports-passoires à partir desquels la cocaïne se déverse sur l’Europe, ils craignent que la France devienne à son tour un « narco-État » 2.0. Sans employer le terme, la procureure de Paris, Laure Beccuau, confirme la gravité de la situation dans un entretien retentissant au Monde [1]. Évoquant une affaire de corruption douanière jugée l’an dernier, elle conclut : « L’étape d’après, c’est la corruption de la police, ou des magistrats. C’est-à-dire une infiltration des agents engagés à lutter contre la criminalité. »
La cocaïne, drogue phare en France
Le crime organisé est le premier gagnant de la mondialisation. « Sur 90 millions de conteneurs débarqués chaque année en Europe, seuls 2 à 3 % sont contrôlés », remarque Michel Gandilhon, auteur d’un passionnant ouvrage sur le trafic de drogue en France (voir son interview pages 54-55). À la faveur du libre-échangisme frénétique se sont constituées des organisations puissantes, dotées de véritables armées privées et régies par une hiérarchie et une discipline de fer – ce qui fait une sacrée différence avec les administrations chargées de les combattre. Maîtrisant tous les rouages de l’économie financière, elles investissent l’argent des trafics dans les activités légales. Pour Laure Beccuau, ce qui se passe en Belgique et aux Pays-Bas, où la mafia menace la vie du Premier ministre et de la princesse héritière, démontre qu’elles n’ont « aucune limite dans leurs moyens financiers, aucune limite dans leurs frontières ni dans leurs champs d’action ».
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Championne d’Europe de consommation du cannabis (ce qui interroge sur l’intérêt d’une prohibition aussi rigoureuse dans la loi qu’inexistante dans les faits), et sans doute du maillage commercial (plus de 4 000 points de deal), la France subit, comme ses voisins, une déferlante de cocaïne, la saturation du marché américain ayant conduit les trafiquants à mettre le paquet sur l’Europe. Les saisies record représentent une goutte d’eau dans l’afflux de poudre blanche, dont l’usage se démocratise à grande allure. Les cartels internationaux ont établi des joint-ventures avec les réseaux spécialisés dans le cannabis, très bien implantés sur le territoire français. C’est que la France est à la fois, résume Beccuau « un pays de réception, de transit et de consommation ».
Il serait injuste d’affirmer que les gouvernements – et les services de police – ne font rien. Mais ils sont bien incapables d’enrayer un phénomène aussi massif. Pour Michel Gandilhon, l’arsenal antidrogue peut éventuellement comporter un volet libéralisation (pour le cannabis), à la stricte condition de ne pas suivre l’exemple américain : « Au lieu d’abandonner le marché au privé, il faut un monopole d’État strictement régulé ». Cependant, le nerf de la guerre reste la sanction pénale, beaucoup trop clémente et incertaine en France. « C’est en instaurant des peines dissuasives qu’on a mis fin à la French Connection », explique-t-il. Face aux cartels, notre humanisme mou n’est guère de saison.
Autant ne pas se bercer d’illusions. Sauf à adopter une législation impitoyable à la singapourienne (voir page 49), l’État ne peut pas gagner la guerre contre les multinationales du crime. Reste à espérer qu’il soit capable de ne pas la perdre.
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