Le Sahel n’est pas l’Afghanistan et si la France décide de retirer ses forces de la région, une marée montante de djihadisme irrigué par le trafic de drogue risque d’engloutir l’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Nigeria en passant par la Côte d’Ivoire.
« Il est temps d’organiser le retrait des troupes françaises au Sahel. » (Le Point, 18 avril 2021.) Pour Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis et en Israël, Emmanuel Macron devrait s’inspirer de la décision de Joe Biden de retirer les forces américaines d’Afghanistan et mettre fin à une guerre qu’il qualifie d’ingagnable. Comme l’esclavage et le racisme, la politique africaine de la France est présentée à travers un prisme américain : une guerre est forcément soit un Vietnam, soit un Afghanistan. Sans surprise, il préconise donc des solutions américaines. La mort du président tchadien Idriss Déby, pilier de la coalition qui, sous direction française, déploie des efforts militaires et politiques au Sahel, a certainement contribué à convaincre le diplomate chevronné que l’opération Barkhane était un échec patent et irrémédiable et qu’il valait mieux arrêter les frais. La réalité est peut-être moins tranchée. Avec des moyens dérisoires, comparés à ceux mobilisés par les États-Unis en Afghanistan (et, il est vrai, des ennemis moins puissants), la France arrive souvent à ralentir considérablement et parfois à endiguer la déstabilisation de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest par le narco-djihadisme, synthèse locale de l’islamisme et de la narco-criminalité.
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Un immense espace d’échanges
Depuis aussi longtemps qu’on s’en souvienne, les routes du Sahel constituent un immense réseau de flux marchands, transportant du sud au nord et du nord au sud matières premières et produits transformés. Sel, or, dattes montent vers le nord (l’Afrique du Nord et l’Europe), tandis que les produits manufacturés redescendent vers le sud. Un immense territoire aride, loin, très loin d’une organisation administrative quelconque, si ce n’est tribale, ethnique voire religieuse ; la vie y est rythmée par un incessant chassé-croisé de populations, de bétails, de caravanes et de marchands et donc, évidemment, de trafiquants.
Jusqu’à la deuxième moitié du xxe siècle, il n’existait ni Mali ni Niger, pas plus que de Tchad. Il n’y avait pas de frontières à l’exception des dunes et des pistes connues des seuls caravaniers et dont les tracés se transmettaient de façon ancestrale, sous la tente ; ni boussole ni GPS, rien d’autre que la connaissance des oasis, l’observation du ciel et la nature des vents de sable. Et bien sûr les destinations : les marchés, points névralgiques de l’écosystème sahélien.
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Pendant un petit siècle, la colonisation occidentale, après avoir dessiné à la règle les frontières de pays nouveaux aux capitales souvent implantées à des milliers de kilomètres au sud de ce Sahel énigmatique, a tenté d’y implanter des cercles administratifs. Or, ce Sahel est peuplé de femmes et d’hommes culturellement très éloignés des « élites » politiques aujourd’hui assises dans leurs palais présidentiels à Bamako, Niamey ou N’Djamena.
Le Sahel postcolonial
La France partie, jamais celles-ci n’ont réussi à y imposer leur autorité : de 1960 à 1990, voire 2000, différentes rébellions « sahéliennes » (pour certaines fomentées de l’extérieur) se sont succédé. Les populations lointaines du Nord étaient clairement abandonnées : plus d’eau, pas d’électricité ou si peu. Plus d’écoles et de dispensaires. La paupérisation s’est alors massivement accélérée au Sahel sous un double coup de boutoir : l’indifférence des États centraux et les aléas climatiques des années 1970-1980 qui ont mis à mal le pastoralisme. Des ingérences extérieures ont fait le reste : le naturel est revenu au galop et l’ancestrale culture marchande a repris le dessus. L’heure des pick-up et des GSM a favorisé l’émergence de trafics autrement plus lucratifs que ceux d’antan effectués par des populations de territoires historiquement sans frontières et privées de ressources. Aujourd’hui, des produits provenant d’Algérie – farine, sucre, essence – sont vendus au Mali ou au Niger où des réseaux officieux de distribution ouvrent des débouchés vers une population souhaitant accéder à des produits de première nécessité à des prix correspondant à leurs faibles moyens.
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Ces circuits économiques se sont rapidement intégrés aux circuits transnationaux dominés par des marchands liés aux élites, à des baronnies locales, notamment touareg et arabes. Ainsi, la porosité des frontières entre les pays sahéliens a permis, via des relais et acteurs communautaires locaux, à divers réseaux de trafic de se développer sur de vastes territoires incluant plusieurs pays. L’histoire a repris le dessus : l’État-nation imposé par la France, dont se revendiquaient les premiers dirigeants de l’après-décolonisation, a fait long feu.
L’alliance du djihadisme et du trafic de drogue
Cependant, à partir des années 2000, les trafics qui caractérisaient le Sahel des années 1960-1990 ont changé de nature suite à trois bouleversements géopolitiques qui ont profondément perturbé les équilibres politiques, économiques et sociaux de la région, et accentué sa fragilité. La chute du colonel Kadhafi, homme fort de la Libye, l’implantation du terrorisme islamiste au-delà des frontières algériennes après sa défaite dans ce pays à la fin du xxe siècle et le changement des routes de la cocaïne de l’Amérique latine vers l’Europe ont changé la donne.
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Aujourd’hui, terrorisme et trafic de drogue sont les deux principales menaces auxquelles sont confrontés tous les pays d’Afrique de l’Ouest, y compris le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Deux menaces qui souvent se croisent et se nourrissent l’une l’autre.
L’augmentation de la consommation de cocaïne aux États-Unis et en Europe dans les années 1980-1990 a entraîné un durcissement de la répression et donc une augmentation de la pression sur les réseaux de production, de transport et de vente de cette drogue produite par de puissants cartels sud-américains. Sous la pression, les trafiquants sud-américains ont modifié leurs méthodes d’approvisionnement de l’Europe en cocaïne et notamment les itinéraires utilisés pour l’acheminer : l’Afrique de l’Ouest est ainsi devenue une zone de transit vers les pays occidentaux. La drogue est acheminée par bateau ou par avion vers des pays comme la Guinée-Bissau, la Sierra Leone, la Guinée, le Ghana, le Nigeria ou la Côte d’Ivoire avant d’être expédiée en Europe. Différents itinéraires ont été empruntés pour échapper aux forces de police et de douane, mais ils convergent tous vers le Sahel et le Sahara, puis vers l’Europe via le Maroc, l’Algérie ou la Libye.
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En plus d’être des zones de transit, l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, avec leur population jeune, sont devenus eux-mêmes des zones de consommation de cocaïne. Ainsi, le crime organisé, alimenté par des recettes colossales, s’y est durablement implanté, infiltrant des pans entiers des pouvoirs publics, à tous les niveaux. L’argent de la drogue est blanchi dans les économies locales, notamment par le biais du commerce et de l’immobilier ; il irrigue partis politiques et médias. Parfois, l’impact est tel qu’un pays s’écroule tout simplement : à cet égard, le cas de la Guinée-Bissau, devenu un « narco-État », est emblématique.
L’implantation du terrorisme islamiste
Parallèlement à la montée en puissance de la narco-économie, le djihadisme et le terrorisme islamiste se sont eux aussi implantés au Sahel. L’échec des mouvements salafistes armés en Algérie a incité un certain nombre de groupes djihadistes à se retirer au sud du Sahara et à se replier dans le nord du Mali et du Niger. Une fois installés, ces militants aguerris ont mis en place des unités combattantes (katibas) et tenté de gagner les communautés locales à leur cause. La déstabilisation de plusieurs pays sahéliens, déjà bien entamée, s’est considérablement accélérée, car pour réaliser leur projet politique, les djihadistes avaient besoin de recruter des jeunes sans perspectives et surtout de se financer par le contrôle de la contrebande et du trafic de drogue. Ce sont le Niger, le Burkina Faso et même la Côte d’Ivoire qui subissent les conséquences de la pression djihadiste devenue une menace régionale.
Lancée en janvier 2013, l’opération Serval marque le début d’une série de réponses militaires visant à endiguer la marée montante du djihadisme au Sahel. Cette offensive militaire a également permis de désorganiser en grande partie les routes utilisées par les trafiquants de drogue et les contrebandiers. La militarisation de cette zone, avec la présence de la Minusma, de Barkhane, des troupes américaines et des forces armées des pays de la sous-région (G5 Sahel), a permis d’affaiblir militairement les groupes terroristes et de détruire certaines de leurs bases. Sous la pression, ils se sont repliés ailleurs pour infiltrer les régions du Burkina Faso limitrophes du Mali, devenues des zones d’opération (un peu comme les zones tribales du Pakistan) pour les mouvements djihadistes et des bases arrière pour les attaques sur d’autres pays. Si le Burkina Faso est aujourd’hui confronté à de multiples formes de violences insurrectionnelles, avec des conflits entre communautés envenimés et alimentés par des réseaux de criminalité transnationale, il est clair qu’au Niger le même engrenage est enclenché. Les récents attentats à l’est de la capitale, Niamey, ne font que confirmer les plus sombres pronostics.
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À qui le tour ? Un regard rapide sur la carte permet de comprendre : la menace plane sur l’ensemble des pays qui se trouvent à l’ouest et au sud de Bamako, la capitale malienne, c’est-à-dire toute la côte africaine allant du Sénégal à la Côte d’Ivoire. Si le banditisme djihadiste produit dans cette région les mêmes effets qu’au Burkina Faso et au Niger, on peut craindre le pire pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Or, la Côte d’Ivoire est particulièrement fragile.
Une déstabilisation de la région est à craindre
La ligne de chemin de fer qui monte du port de San-Pédro vers le nord et vers Bamako est une colonne vertébrale économique traversant les régions où se concentre l’essentiel de la production de cacao. Or, l’économie cacaoyère en Côte d’Ivoire, premier producteur de fèves de cacao avec 40 % de l’offre mondiale, est d’une importance vitale, car elle fournit près de 40 % des recettes d’exportation, représente 10 % du PIB et fait vivre un tiers de la population.
Ce n’est donc pas un hasard si cette artère est devenue, ces dernières années, l’une des voies principales du trafic de cocaïne de l’Amérique du Sud vers l’Europe, via l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Nord. Les saisies se multiplient, six tonnes au mois de mars en Côte d’Ivoire où le système politique semble être impliqué. Ainsi, l’été dernier, le ministre de la Défense et Premier ministre par intérim, Hamed Bakayoko, a été accusé par le site internet américain Vice Media d’être impliqué dans le trafic de drogue. Bakayoko a démenti et lancé un procès contre le site, mais son décès au mois de mars a éteint la procédure. Cette même enquête identifie les villes d’Abidjan, Dakar (Sénégal) et Lagos (Nigeria) comme les étapes indispensables de la « route de la coke » liant les pays producteurs de l’Amérique à l’Europe (plus précisément Anvers, Naples ou Rotterdam) via l’Afrique de l’Ouest.
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Pour résumer les choses crûment, le narco-djihadisme mafieux est aujourd’hui en mesure de transformer la Côte d’Ivoire et, après elle, le Sénégal, en États défaillants, théâtres d’actions terroristes et de guerres civiles, plaques tournantes de trafics et d’immigration. Les fonds prélevés sur les trafics et les bases arrière établies dans les nouvelles zones de non-droit risquent de doper le djihadisme, d’abord en Afrique, ensuite en Europe. Si ce scénario catastrophe se réalise, la France se verra obligée d’y consacrer des moyens militaires beaucoup plus considérables que ceux déployés aujourd’hui. La conclusion est simple : le Sahel n’est pas l’Afghanistan français. Nos forces ne sont pas au Sahel pour protéger ni le patrimoine mondial de Tombouctou ni les droits de femmes à Gao ou Kidal, mais pour défendre des intérêts nationaux de premier ordre. La mission sera longue, très longue. Peut-être permanente. Mais quoi qu’il en soit, il ne faut pas laisser tomber Bamako.