Avocat spécialiste des lanceurs d’alerte, Pierre Farge a répondu aux questions de Causeur sur leur protection. Entretien sans détours.
Martin Pimentel. Sous le quinquennat Hollande, Michel Sapin a mis en place une nouvelle législation permettant de protéger les lanceurs d’alerte. Que prévoit ce texte ?
Pierre Farge. La loi Sapin 2 définit pour la première fois en droit français la notion de lanceur d’alerte. Répond à cette définition tout individu désintéressé faisant un signalement dans l’intérêt général, permettant la prévention ou la révélation des failles et dysfonctionnements de nos Etats, nos économies, nos systèmes politiques et financiers. C’est une avancée incontestable par rapport à l’absence de protection juridique dont pâtissaient les lanceurs d’alerte.
Le gouvernement n’avait d’autre choix que d’avancer en la matière et montrer à l’opinion que la France protégeait ces hommes et ces femmes (je pense par exemple à Hervé Falciani, Stéphanie Gibaud, Irène Frachon, Antoine Deltour, etc.) Mais en pratique, cette loi n’améliore que marginalement le sort des lanceurs d’alerte.
N’a-t-elle pas aidé à lutter contre les fraudeurs ?
La législation est inadaptée. A ce jour, nous avons des dispositifs très épars et contradictoires concernant les lanceurs d’alerte, les aviseurs fiscaux, les indics des douanes qui, finalement, exercent le même rôle mais sont traités différemment.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 en 2017, six conventions judiciaires d’intérêt public ont été conclues avec l’administration afin d’encourager les fraudeurs à négocier sur la base d’amendes. Certes, cette mesure a rapporté 440 millions d’euros en trois ans et demi, mais elle n’encourage en rien les lanceurs d’alerte à partager leurs informations, en dépit d’un potentiel de recouvrement de l’ordre de 8 à 10 milliards d’euros.
D’une manière générale, Bercy est bien complaisant avec les fraudeurs. Pour bien comprendre, il faut savoir que la loi Sapin 2 prévoit la création de “la convention judiciaire d’intérêt public” (CJIP). Il s’agit d’un dispositif inspiré des mécanismes américain et anglais de transaction pénale, permettant au Procureur de la République de renoncer à la poursuite des personnes morales mises en cause pour corruption, trafic d’influence, fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale, – la même loi qui, paradoxalement, définit ce qu’est un lanceur d’alerte !
Bercy est aussi mal organisé. Par exemple, lorsqu’un client vient vous voir, c’est parce qu’il n’a, en général, pas pu prendre lui-même attache avec les autorités, faute d’un accueil dédié. De plus, malgré l’intérêt fiscal considérable que représentent les alertes, le ministère ne dispose d’aucun bureau spécialisé à ce sujet. Vous avez, tout au plus, les services de la Direction nationale d’enquêtes fiscales et du Service des impôts des entreprises, sous la tutelle de Bercy, qui peuvent vous entendre.
Que faudrait-il pour que les lanceurs d’alerte soient incités à dénoncer plus de fraudeurs?
La loi de finances 2017 avait mis en place un dispositif expérimental d’indemnisation de aviseurs fiscaux communiquant à l’administration fiscale des renseignements menant à la découverte d’infractions fiscales en fonction du risque pris et du recouvrement permis à l’administration.
En pratique, les modalités de leur indemnisation font l’objet d’une approche au cas par cas souffrant de nombreuses carences :
- La fraude à la TVA n’est pas concernée
- aucun barème ni grille de rémunération n’ayant été rendus publics; l’indemnisation reste discrétionnaire et donc opaque.
- Le montant de l’indemnisation est plafonnée à un million d’euros par affaire; alors que les aviseurs fiscaux peuvent permettre de recouvrer jusqu’à trois milliards d’euros.
De nombreuses voix s’élèvent actuellement pour que la France accorde l’asile à Edward Snowden. Y êtes-vous favorable ?
Bien sûr. Juridiquement, la France, pays des droits de l’homme, doit appliquer la protection internationale du statut de réfugié́ prévu par la Convention de Genève de 1951. Mais en pratique, les lanceurs d’alerte ne sont hélas pas protégés par le droit d’asile, puisqu’ils ne peuvent pas encore prétendre au statut de réfugié.
Toutefois, Snowden peut demander le droit d’asile en tant que victime potentielle de persécutions. Pour ce faire, il doit décrire les risques auxquels il sera confronté aux Etats-Unis. Ce qui ne sera pas difficile puisqu’ils ont publiquement promis sa tête ! Edward Snowden encourt en effet, à l’issue de son procès à huis-clos (ce qui relativise considérablement le droit à un procès équitable), trente ans de prison, voire l’ “exécution” selon les mots de Donald Trump en 2014. Snowden pourrait aussi bénéficier de ce que l’on appelle l’asile territorial : cette procédure permet à l’Etat français d’admettre un individu sur son territoire sans qu’elle dépende de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA).
Faut-il prendre le risque de se brouiller avec notre allié américain ?
Evidemment. La France ne peut plus continuer à se soumettre aux Etats-Unis et à obéir au doigt et à l’oeil à Donald Trump.
En accueillant Snowden en France, l’Etat participe à la protection des lanceurs d’alerte. Cela fait plus de dix ans que la communauté internationale s’est attaquée à la question, promettant des changements radicaux. Or, aucun début de résultat concret n’est au rendez-vous. En matière fiscale, par exemple, lorsque l’on attend une réforme importante, il n’est pas insolent de chercher des réponses ailleurs, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une protection efficace des lanceurs d’alerte, qui peuvent permettre à l’Etat de recouvrer un manque à gagner conséquent. L’évasion fiscale continue de coûter 80 milliards d’euros à la France, soit 10 milliards de plus de ce que rapporte l’impôt sur le revenu par an. Cette protection des lanceurs d’alerte va donc, objectivement, dans l’intérêt du plus grand nombre.
Pensez-vous toujours que l’administration fiscale a hacké votre email pour récupérer les coordonnées d’un de vos clients lanceur d’alerte et essayer d’obtenir directement des informations auprès de lui ?
Je ne le pense pas : j’en ai apporté la preuve ! Il s’agissait d’un client lanceur d’alerte d’un grand établissement financier. Une fois mandaté par le client, j’ai pris attache avec les services de la Direction nationale d’enquêtes fiscales pour discuter des modalités de remise de l’information, et se mettre d’accord ensemble sur l’application alors très jeune du texte relatif aux aviseurs fiscaux.
Sans doute dérangé d’avoir à traiter avec un intermédiaire, qui plus est avocat protégeant les intérêts de son client, à commencer par son identité, un haut fonctionnaire peu scrupuleux s’est autorisé à se servir des moyens qui étaient les siens dans l’exercice de ses fonctions aux services secrets fiscaux, pour retrouver, je ne sais toujours pas comment, l’identité de mon client, et lui écrire un e-mail l’invitant à le contacter directement!
Je n’ai jamais vu plus grande déloyauté de la part d’un fonctionnaire investi d’une mission de service public.
Mon confrère William Bourdon a déposé plainte, en mon nom, contre l’administration fiscale. Cette plainte a fait l’objet de l’ouverture d’une enquête préliminaire dans un temps record, (trois jours) alors qu’il faut des mois pour certains dossiers. En revanche, cela fait plus d’un an que nous sommes sans nouvelles de cette action.
L’administration tente sans doute de gagner du temps, espérant que mon indignation retombe… et que je finisse par accepter un classement sans suites. C’est scandaleux.
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