Le général d’armée aérienne Jean Fleury a été conseiller militaire de François Mitterrand (1987-1989) puis chef d’état-major de l’armée de l’air (1989-1991) notamment lors de la première guerre du Golfe. Outre son dernier ouvrage, La France en guerre au Mali, le général Fleury a publié Les Guerres du Golfe (2009) et Le Bourbier afghan (2011).
Causeur. Votre livre dresse le tableau de quarante ans d’activités militaires françaises de très basse intensité dans une zone qui s’étend de la Mauritanie au Niger. En intervenant de façon plus massive dans les conflits internes au Mali et plus encore en Libye, avons-nous contribué au chaos de toute la région ?
Général Jean Fleury. La chute de Kadhafi a eu des conséquences contradictoires, à la fois positives et négatives, sur la région. D’un côté, elle a fait disparaître un élément perturbateur puisque Kadhafi n’hésitait pas à provoquer des soulèvements au Mali et au Niger pour s’arroger un rôle de médiateur en Afrique. Le problème targui[1. Touareg.], cependant, n’est pas né avec Kadhafi puisque la première révolte touarègue s’est déroulée au Mali en 1962, peu après l’indépendance. D’un autre côté, afin de créer un grand État targui au Sahara[2. Kadhafi voulait créer une grande fédération africaine et supprimer la cinquantaine de pays créés selon lui par les colonisateurs. Dans le cadre de cette fédération, les Touaregs auraient eu leur propre Etat.], le dictateur libyen avait mis sur pied une légion islamique majoritairement composée de Touaregs. Après sa chute, ces mercenaires sont revenus dans leurs pays d’origine avec armes et bagages, armes surtout. Le gouvernement provisoire de Tripoli a alors demandé l’aide de l’OTAN pour endiguer ce trafic. En vain. Grâce à la mollesse des Occidentaux, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a hérité de combattants bien équipés. Pendant ce temps, l’argent versé pour la libération des otages européens enrichissait les caisses d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Les ingrédients de la crise étaient réunis.[access capability= »lire_inedits »]
Les rançons ont-elles une telle importance stratégique pour les mouvements terroristes ?
L’argent versé pour libérer les otages a grandement facilité le développement d’AQMI. C’est grâce à l’argent des premières rançons qu’à la fin 2003, le GIA, l’ancêtre algérien d’AQMI, a pu financer ses partisans et acquérir le matériel dont il avait besoin pour multiplier ses attentats. Cette activité se révélant juteuse, les enlèvements se sont multipliés au fil des années, ciblant des ressortissants de nombreux pays.
L’État a-t-il un autre choix que payer pour libérer des otages ?
Je me garderai bien de condamner ceux qui font le choix de payer une rançon. La satisfaction des demandes des preneurs d’otages pose toujours de graves problèmes de conscience. Il est impossible, d’un côté, de ne pas comprendre et partager la douleur des familles. Mais de l’autre côté, en se montrant disposé à satisfaire les revendications des geôliers, ne désigne-t-on pas aussi tous nos ressortissants, civils et militaires, comme des cibles faciles ? Pour le dire autrement, faut-il accepter la mort vraisemblable, à terme, de dizaines d’innocents pour en sauver un seul ?
Si l’on ne paie pas de rançon, que faire quand nos concitoyens sont pris en otages ?
Le refus de payer entraîne généralement l’assassinat des prisonniers et c’est atroce. N’oublions pas que les extrémistes musulmans n’ont pas notre mentalité d’Occidentaux. Ils visent la destruction de notre civilisation et la mort de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Pour eux, la vie humaine n’est qu’une marchandise comme les autres. En conséquence, la seule réponse possible consiste à leur infliger le sort qu’ils nous réservent : ce qui impose une stratégie à long terme et non des réponses au coup par coup.
Que voulez-vous dire par « leur infliger le sort qu’ils nous réservent » ?
Il faut éliminer tous ces groupes terroristes, physiquement si nécessaire, tout en évitant de tuer des innocents car cela ne ferait qu’empirer les choses.
Quoi qu’il en soit, si on prétend « terroriser les terroristes », il faut des moyens. Comment la capacité de la France à protéger ses intérêts et ses ressortissants a-t-elle évolué depuis quarante ans ?
Si l’on compare les moyens financiers que les nations mettent à la disposition de leurs armées, force est de constater l’effondrement de notre investissement en défense. Alors que les budgets militaires augmentent partout dans le monde, le nôtre ne représente plus en 2012 que 1,56 % de la richesse nationale contre 3 % dans les années 1970 ! Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que des lacunes de plus en plus graves se révèlent à chaque opération militaire d’envergure.
Cette cure d’amaigrissement budgétaire n’est-elle pas justifiée par la fin de la guerre froide ?
Si la probabilité d’une guerre contre les forces du bloc de l’Est est pratiquement nulle, le nombre de conflits locaux a explosé, et des menaces multiformes se généralisent en Afrique comme en Asie. Il est donc dangereux de baisser la garde. Un budget de la défense réduit à 1,56 % du PIB se traduit par des risques plus élevés. Personnellement, je partage l’avis général des experts : le niveau de dépenses militaires de la France devrait se monter à 2 % du PIB. Il ne faut pas être amnésique. Souvenons-nous de l’effondrement des budgets militaires de 1920 à 1935, lorsque l’on pensait que la guerre de 1914 ne se reproduirait jamais. En 1936, nous avons commencé à réagir, mais au moment de Munich, deux ans après, nous n’étions pas prêts et nous avons payé notre imprévoyance de quatre années passées sous le joug nazi.
Votre préoccupation ne semble pas partagée par la majorité des Français. D’après un récent sondage IFOP, ils sont 33 % à souhaiter que la défense soit le premier secteur d’économies budgétaires…
Les enquêtes d’opinion se contredisent : un sondage réalisé par le ministère de la Défense en mars indiquait que 66 % des personnes interrogées souhaitaient le maintien du budget des armées à son niveau actuel ! Une partie de la population française commence à comprendre que le monde est de moins en moins stable et que des menaces existent. Il y a cependant encore bien des efforts à faire pour sensibiliser nos compatriotes aux impératifs de notre défense.
Justement, deux grandes faiblesses techniques de l’armée française sont apparues au grand jour avec l’opération « Serval » : l’absence de drones et le manque de moyens de transport aériens. Comment expliquez-vous cette double carence ?
Jusqu’en 1989, face à la défense aérienne des forces du bloc soviétique, qui représentaient notre principale menace, les drones en altitude et à faible vitesse ne seraient pas restés en vol plus de quelques minutes. Nous n’avions donc pas de réel besoin en drones et nous ne nous sommes vraiment intéressés à la question qu’au début des années 1990, lorsque sont survenues des crises d’un type nouveau en de nombreux points de la planète. L’armée française a commencé par acheter de petits drones américains pour les évaluer en 1999, mais ce n’est qu’en 2008 qu’elle a acquis un nouvel appareil, le Harfang, en quatre exemplaires. Malgré ses insuffisances, il rend des services appréciables. Son remplacement donne lieu à de difficiles débats, mais nous avons finalement tranché en faveur du drone américain Reaper. Sur les douze machines que nous comptons acheter, deux exemplaires ont été commandés en août.
Quid du transport militaire aérien ?
Dès les années 1980, nous avons élaboré un programme pour remplacer le Transall. En tant que chef d’état-major, j’ai impliqué la Turquie dans ce projet en 1990. Mais l’argent manquant, nous avons été contraints de le retarder, contre l’avis des aviateurs militaires. Ce n’est qu’à l’été 2013 que le premier A-400M d’Airbus Military est arrivé à Orléans, alors que les derniers Transall sont plus qu’à bout de souffle ! Notre déficit en matière de drones et de transport aérien provient de deux facteurs : la complexité technologique de ces programmes mais aussi la faiblesse des budgets qui conduit à retarder les commandes d’année en année.
Sommes-nous obligés de soutenir seuls le coût de tels moyens ? Et l’« Europe de la défense » dont on nous vante les mérites, quel bilan en tirez-vous ?
Un bilan affligeant ! Certes, les armées de l’Union européenne sont techniquement capables de mener ensemble des opérations militaires, comme les guerres du Golfe, d’Afghanistan ou de Libye. Mais faute de politique étrangère européenne, nous donnons un spectacle désolant. En 1991, la France et l’Angleterre se tenaient aux côtés des États-Unis, mais sans l’Allemagne ; en 2003, seul le Royaume-Uni est allé en Irak à la demande du président George W. Bush ; en 2011, Paris et Londres envoyaient leurs avions dans le ciel libyen, mais Berlin empêchait les avions-radars de l’OTAN d’intervenir ; au Mali, nous étions seuls en première ligne. Aucun pays ne peut compter sur les autres dès lors que ses intérêts propres sont en jeu. Ces divergences d’appréciation paralysent toute politique de défense européenne, au-delà de la mise en commun des formations dispensées en école et des matériels militaires fabriqués en usine.
De fait, une politique commune suppose des intérêts communs. À défaut, est-il inconcevable que la France, le Royaume-Uni et une autre armée européenne envoient un contingent commun mener une opération militaire extérieure ?
Des unités opérationnelles multinationales ne sont pas envisageables pour le moment. Il suffit qu’une nation refuse de participer à une opération pour clouer au sol les unités. Ce fut, comme je l’ai dit, le cas des avions-radars de l’OTAN lors des premières semaines de guerre dans le ciel libyen. En revanche, les unités des pays de l’Alliance atlantique savent travailler ensemble quand elles ont le feu vert de leurs gouvernements.
Puisque vous évoquez l’OTAN, souteniez-vous le retour de la France dans son commandement intégré ?
J’ai toujours pensé que nous devions siéger au Comité militaire, aux côtés des chefs d’état-major des armées de l’OTAN, car c’est là que s’organisent les opérations d’envergure auxquelles nous avons été amenés à participer. Ce premier pas a été fait par Jacques Chirac. J’ajoute que notre retour dans la structure militaire de l’Alliance, achevé par Nicolas Sarkozy, facilite nos travaux communs.
Mais en termes de rapports de forces, comment voyez-vous le partenariat France- Europe-OTAN ?
Le triangle France-Europe-OTAN reste une fiction ! Soit les opérations militaires à mener ne sont pas de très grande envergure, et dans ce cas une grande nation européenne peut en prendre la direction, moyennant le renfort des autres armées. La France a pu le faire au Mali, l’Angleterre en est également capable et l’Allemagne devrait l’être dans un avenir relativement proche. Soit l’opération est de grande envergure, et elle nécessite l’usage des moyens américains : le leadership de l’OTAN nous sera alors imposé ! La mise sur pied d’états-majors uniquement européens ne saurait donc se justifier. Cela nécessiterait en plus un surcroît d’officiers, à rebours des suppressions d’effectifs actuelles. Certains pays européens ont demandé la formation de telles structures conjointes. Heureusement, l’Angleterre freine des quatre fers ce projet inutile et non financé. Dans les contraintes budgétaires qui sont les nôtres, c’est du pur affichage.[/access]
Jean Fleury, La France en guerre au Mali, les combats d’AQMI et la révolte des Touareg, éditions Jean Picollec, 2013.
*Photo : Rebecca Blackwell/AP/SIPA. AP21432785_000042.
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