La visite d’Emmanuel Macron en Algérie prévue les 2 et 3 mai prochains a été reportée, en raison d’un « manque de préparation des dossiers », l’occasion pour nous de faire un point avec un spécialiste. Officier supérieur dans l’infanterie de marine et enseignant en intelligence stratégique à l’École de guerre économique, Raphaël Chauvancy a notamment obtenu le prix de la Plume et l’Epée 2022 pour son essai Les nouveaux visages de la guerre. Il s’exprime ici à titre personnel sur les enjeux sécuritaires du continent africain.
Causeur. Les questions de sécurité militaire en Méditerranée sont aussi saillantes que mises de côté médiatiquement du fait de la guerre à l’Est. Récemment, la France a montré des signes de faiblesse en Afrique. Dans une lettre adressée au Conseil de sécurité de l’ONU, Abdoulaye Diop a accusé la France de soutenir et d’armer les terroristes au Mali. Comment interprétez-vous cela ?
Raphaël Chauvancy. Alors qu’elle apparaissait plus que jamais comme le gendarme de l’Afrique et qu’aucune puissance militaire locale ou extérieure ne pouvait se targuer de succès tactiques comparables, la France a vu ses efforts réduits à néant par une offensive informationnelle orchestrée par la Russie. Successivement chassée de Centrafrique, du Mali et du Burkina Faso en l’espace de quelques mois, elle a découvert avec stupeur la fragilité de ses positions dans une région où elle les croyait intangibles.
La vérité est que le « pré-carré » n’était pas une expression de la puissance française mais un anachronisme rendu possible par l’indifférence de ses compétiteurs. Lorsque leur intérêt s’est éveillé, Paris s’est fait surprendre et battre sur tous les théâtres où elle a été défiée. Il a suffi que la Chine convoite certaines ressources africaines pour que les entreprises françaises s’effacent. Les Etats-Unis se sont penchés sur le Rwanda et ce pays a quitté l’Organisation Internationale de la Francophonie et remplacé l’enseignement du français par celui de l’anglais. Le Royaume-Uni s’est intéressée au Golfe de Guinée : le Togo et le Gabon ont rejoint le Commonwealth. La Russie a été la dernière à opérer son retour sur le continent ; elle n’a éprouvé aucune difficulté à supplanter la France où elle l’avait choisi, intoxiquant cyniquement des populations désespérées avec des élucubrations du type de celles que vous évoquez.
Au-delà de la blessure d’amour-propre et d’une évidente perte de prestige, le retrait forcé d’une poignée de pays déshérités du Sahel n’obère heureusement en rien la puissance française. Il apparaît même plutôt comme une opportunité. Les reliquats de la parenthèse coloniale sont liquidés. La Françafrique, qui n’en finissait plus de mourir, appartient enfin à l’histoire. Les Africains ont eux-mêmes relevé Paris de la charge d’assurer leur sécurité à leur place. Débarrassée de ce fardeau, la France peut enfin normaliser ses relations avec ses partenaires selon des relations contractuelles et non plus incestueuses.
La menace terroriste au Sahel demeure particulièrement élevée, tant dans les pays de la zone que dans les pays limitrophes. L’autre sujet d’inquiétude, notamment du côté marocain est le Sahara. Que peut faire la France en la matière ?
Au Sahel, trop d’États faillis et corrompus sont malheureusement incapables d’assumer leurs charges sécuritaires et de combattre la misère hors de contrôle sur laquelle prospèrent groupes mafieux et terroristes. La France ne peut, ne veut ni ne doit plus pour autant se substituer aux autorités locales pour régler leurs problèmes systémiques. En revanche, l’expertise reconnue de ses forces armées et son expérience diplomatique lui donnent toute légitimité pour appuyer la mise en place de structures de sécurité collective régionale.
Le Maroc est un pôle de stabilité important et une puissance régionale avec laquelle il faudra compter de plus en plus. La solidité de ses structures étatiques et le prestige de son roi, qui est aussi commandeur des Croyants, le préservent a priori des affres du terrorisme à grande échelle. Même les séparatistes sahraouis ne sont pas en mesure de le menacer sérieusement par eux-mêmes, mais le soutien que leur apporte l’Algérie est lourd de menaces. L’hypothèse d’un affrontement militaire entre Rabat et Alger n’est pas à écarter, d’autant plus que les autorités d’Alger utilisent volontiers la surenchère nationaliste pour masquer leurs multiples échecs.
Cette hypothèse extrême fragiliserait toute la région en laissant le champ libre aux groupes armés transnationaux. Vaincu, le Maroc n’aurait de cesse de préparer sa revanche tant la marocanité du Sahara occidental est ancrée dans son récit national. Une défaite de l’Algérie sonnerait probablement pour sa part le glas d’un régime à bout de souffle, auquel il n’existe aujourd’hui pourtant pas d’alternative crédible. Le scénario le plus dramatique serait celui d’une plongée de l’Algérie dans le chaos qui provoquerait un déferlement migratoire vers l’Europe, incontrôlable dans les conditions et avec les règles actuelles. Les marges de manœuvre françaises sont malheureusement assez limitées.
Que peut faire la France contre les puissances néocoloniales qui menacent ses intérêts et ses relations en Afrique. La présence de la société militaire privée Wagner a notamment suscité de nombreux commentaires. Peut-on limiter l’influence de ces campagnes hostiles de désinformation ?
Un officier sénégalais me disait récemment que les Africains n’ont pas cessé d’apprendre le mythe de nos ancêtres les Gaulois pour qu’on leur inflige celui des sexes interchangeables. Que les Français adoptent les névroses des classes privilégiées de la côte ouest américaine si bon leur chante, mais qu’ils cessent de vouloir faire la classe aux Africains s’ils veulent demeurer leurs amis. Ces derniers attendent un partenariat politique franc, pas des leçons de morale plus ou moins douteuses qui les exaspèrent et les disposent à prendre pour argent comptant les campagnes de désinformation tournées contre Paris.
Les Russes livrent à la France une guerre hybride décomplexée. Le seul moyen d’y mettre fin est d’adopter une posture offensive avec suffisamment de mordant pour les dissuader de poursuivre leurs intoxications. Les thèmes et les angles d’attaques contre la Russie sont d’ailleurs innombrables, en partant des plus simples, comme la démonstration de ses mensonges, aux plus dévastateurs, comme le maintien de son empire colonial en Asie centrale sur les autochtones musulmans.
Enfin, une approche intégrée est indispensable pour redresser l’image de la France. Bien que l’influence ait été élevée au rang de fonction stratégique, trop d’acteurs français interviennent en ordre dispersé ou conçoivent pas naïvement leur action comme une finalité en elle-même. La culture de la discrétion de l’Agence Française de Développement (AFD) fait ainsi passer les réalisations françaises sous les écrans radars ; il serait temps qu’elle s’inspire de l’USAID qui affiche sans complexe ses origines gouvernementales américaines.
Peut-être faudrait-il également faire tomber un tabou et développer des sociétés militaires privées françaises, non pour copier les porte-flingues de Wagner mais pour sous-traiter certaines actions d’influence et de formation, en étroite coordination avec nos forces armées.
Le pont entre notre continent et l’Afrique est la mer méditerranée. À votre avis, sur quel pays la France peut compter au Maghreb ? Comment se fait-il que les relations avec le Maroc, partenaire historique de la lutte contre le terrorisme islamiste, se soient à ce point dégradées ?
L’intérêt commun serait naturellement de voir la Méditerranée occidentale devenir un lieu d’échanges et de coprospérité euro-africaine. La montée de l’islamisme a malheureusement tué dans l’œuf les belles promesses tunisiennes. Le combat entre les forces laïques et la réaction islamiste est loin d’être terminé et la révolution de jasmin laisse finalement un parfum amer.
De l’autre côté du Maghreb, les relations entre les services de renseignement français et marocains sont bonnes, la qualité et la fiabilité de ces derniers sont un atout dans la lutte contre le terrorisme en France même et pour le maintien de la stabilité régionale. Mais le Maroc a moins besoin de la France depuis que les États-Unis et l’Espagne ont reconnu ses revendications sur le Sahara occidental. Le souhait de Paris de maintenir de bonnes relations avec Rabat et de renouer en même temps avec son rival algérien était peut-être ambitieux dans ce contexte. Le refus du royaume chérifien de récupérer ses ressortissants expulsés du territoire français, l’affaire Pégasus qui a vu le Maroc espionner un millier de dirigeants français dont Emmanuel Macron et le scandale de la corruption marocaine à Bruxelles ont naturellement laissé des traces. Au-delà des frictions conjoncturelles, l’attitude de Rabat ne signifie-t-elle pas simplement que, si la France y est toujours considérée comme un partenaire important, elle ne l’est plus comme une puissance incontournable ?
Quid de l’Algérie ?
Nous l’avons vu, l’Algérie est une bombe amorcée dont la France craint à juste titre les retombées si elle venait à éclater. Les autorités d’Alger en jouent d’ailleurs en pratiquant avec efficacité un chantage induit auprès de Paris.
Pour conclure, pouvez-vous nous dire quels sont les atouts tactiques et stratégiques dont la France bénéficie encore dans cette région du monde si importante pour notre avenir ?
Il faut d’abord rappeler en quoi l’Afrique est si importante pour nos intérêts fondamentaux. La légende du pillage néocolonial français en Afrique est à peu près aussi sérieuse que les leçons d’histoire de Maître Gims. Les pays de la zone Franc ne pèsent rien dans l’économie française et l’objectif français n’est plus une domination coûteuse et inutile mais, au contraire, de favoriser l’émergence de puissances régionales pour éviter le Grand Effondrement du continent.
Avec une démographie hors de contrôle, des Etats faillis et des élites corrompues, l’Afrique sub-saharienne concentrait un quart des très pauvres du globe en 1990. Le chiffre est monté à 60% aujourd’hui et les projections sont de 90 % pour 2030. Pour commencer à résorber la pauvreté, la Banque Mondiale estime qu’il lui faudrait une croissance de 9 % au moins pendant une décennie. Elle devrait être de 3% à peine en 2023.
La France est probablement la puissance extérieure la plus à même d’aider les Africains à surmonter les immenses défis qui les attendent. Sa connaissance inégalée de la région et de ses problématiques (à condition de daigner en faire usage et de ne pas livrer sa politique africaine aux inspirations contradictoires du moment) ; l’existence de diasporas françaises en Afrique et africaines en France ; la proximité linguistique avec de nombreux États et le maintien d’une présence militaire, même allégée, constituent autant d’atouts pour tenter d’empêcher un naufrage dont l’Europe subirait les conséquences de plein fouet.
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