Dans votre essai Être imam en France, vous relativisez le rôle des imams dans la vie du croyant et évoquez notamment la fonction des associations islamiques. Or, aujourd’hui, le musulman ne se construit-il pas d’abord une foi sur Internet ?
Les fidèles bricolent en effet leurs rapports à l’islam, et pour cela ils « piochent » un peu partout, Internet jouant ici un rôle de premier ordre. Dans ce contexte, l’imam voit son influence diminuer : ce n’est qu’un agent de socialisation religieuse parmi d’autres, à une époque où le religieux s’individualise et où les références au savoir s’éclatent en une myriade de médias. Rien ne force les musulmans à venir à la mosquée, ni à suivre les prescriptions de l’imam, dont la première fonction consiste à diriger la prière.
Est-ce sa seule mission ?
Non. Tant dans les pays musulmans qu’en Occident, les imams sont aussi des enseignants, des conseillers, des médiateurs. Il est fréquent que des fidèles viennent solliciter l’avis de l’imam parce qu’ils craignent avoir transgressé la charia pour une raison ou une autre, ou afin qu’ils les aident à résoudre des conflits. En pratique, il s’agit essentiellement de régler des différents familiaux (parents/enfants ou épouses/époux) et de tempérer des discordes entre pairs – par exemple afin d’éviter que le désaccord n’aboutisse devant les tribunaux. Il advient aussi qu’à l’occasion de conflits urbains, ils œuvrent à calmer les jeunes, avec des résultats variables.
Au fond, ils suppléent les assistantes sociales ! En ce cas, pourquoi sentent-ils leur magistère menacé ?
D’abord, tous les musulmans pratiquants ne fréquentent pas la mosquée. Et jusqu’au sein de l’édifice religieux, l’imam se voit concurrencé par les conférenciers qu’accueillent les associations islamiques. Ces imams « occasionnels » jouent un rôle non négligeable dans la construction religieuse du Français de confession musulmane. Je vous rappelle que la fonction d’imam est théoriquement accessible à tous les musulmans à condition qu’ils fassent valoir une certaine précellence en termes de piété et de savoir.
Justement, qui sont ces « nouveaux intellectuels » qui, sans formation spécifique, tiennent des conférences et des prêches ?
Typiquement, ce sont des hommes mais aussi des femmes de moins de cinquante ans, de parents immigrés ou non, et au capital scolaire plutôt élevé. Il peut s’agir d’étudiants en chimie, en droit, en science politique ou autre. À ce niveau, l’on retrouve aussi des jeunes qui sont passés par des instituts de formation en sciences islamiques en France. C’est d’ailleurs souvent le premier public de ces instituts, qui peinent à produire des ministres du culte, mais accueillent de nombreux jeunes soucieux d’améliorer leurs connaissances de l’islam.
De Pasqua à Valls, les ministres de l’Intérieur successifs s’emploient pourtant à faire émerger un « islam de France » conforme aux « valeurs » de la République. Tout cela pour ça ?
Depuis deux ou trois décennies, les pouvoirs publics se préoccupent de la formation des imams, sans véritables résultats il est vrai, mais les choses avancent. Je comprends l’inquiétude des pouvoirs publics, mais la focalisation sur les imams a quelque chose d’exagéré. L’État a trop tendance à voir dans l’imam l’équivalent d’un prêtre qui contrôlerait sa paroisse, oubliant que celui-ci se voit concurrencé par d’autres acteurs au sein même de sa mosquée. Cette vision néo-« gallicane » fait peu de cas de la complexité du paysage islamique français. Elle ne voit pas non plus que c’est par le bas que se met en place l’islam de France. Et qu’ils soient ou non formés, les imams y contribuent, au quotidien.
Il est tout de même légitime que l’Etat craigne la formation d’un islam fondamentaliste importé d’Arabie Saoudite ou du Pakistan. D’ailleurs, quid du rôle des pays étrangers dans la formation des imams occasionnels et permanents ?
C’est l’État français qui a mis en place, dès les années 1980, des contrats avec les pays d’outre-Méditerranée afin qu’ils mandent des imams en France, par crainte de voir officier n’importe qui dans les mosquées, et par incapacité à produire des imams à court terme. Il est rare que ces imams tiennent des discours que vous qualifieriez de fondamentalistes. D’ailleurs, si l’imam n’est qu’un agent de socialisation religieuse parmi d’autres, c’est vrai aussi pour la socialisation à l’islam radical. Mais même si ce risque ne passe pas que par l’imam, il est bel et bien réel. Dans plusieurs mosquées et plusieurs villes, l’on assiste à une multiplication des poches de radicalisation. Des élus locaux s’en inquiètent. C’est un phénomène qu’il est important de garder à l’œil.
Vous décrivez néanmoins une crise de vocation chez les imams !
J’observe un vrai paradoxe : il y a à la fois crise des vocations et « réislamisation ». Le tissu associatif musulman est vivant et diversifié, le nombre de conversions augmente, les acteurs religieux font le choix de la visibilité mais, dans les faits, les responsables des mosquées ont parfois du mal à trouver des imams professionnels, et les instituts de formation en sciences islamiques peinent à recruter des candidats sérieux au magistère. La crise des vocations se voit aussi renforcée par le peu d’attrait du statut d’imam. C’est un métier souvent mal payé, mal protégé, pour lequel il faut accepter d’être corvéable à merci. Un imam n’est pas si considéré que cela par ses fidèles, sans parler du reste des Français qui le regarde avec suspicion !
Autrement dit, les nouveaux musulmans s’investissent moins à l’intérieur de la mosquée qu’au sein de la cité.
Dans une certaine mesure, oui. Le « retour du religieux » s’opère aussi hors de la mosquée. Il suit en cela le mouvement de sécularisation qui traverse les autres religions, elles aussi sujettes à une crise des vocations. Cela nous rappelle une vérité que beaucoup peinent encore à admettre : au fond, l’islam est une religion comme les autres !
Être imam en France, Romain Sèze, Cerf, 2013.
*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA.00662714_000018.
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