Le Petit Palais présente jusqu’au 4 octobre prochain la collection Prat consacrée à trois siècles de dessins français, de Jacques Callot à Georges Seurat. Ce parcours exceptionnel est un vrai régal. C’est aussi l’occasion rare de pénétrer dans l’univers mental de grands collectionneurs.
La vie de Louis-Antoine Prat a ceci d’agréable à découvrir que tout semble s’agencer harmonieusement autour d’un attrait pour l’histoire de l’art. Il naît en 1944 dans une famille cultivée et sensible aux arts. Après des humanités en fac de lettres et à Sciences Po, il s’inscrit à l’École du Louvre. C’est là qu’il rencontre sa femme Véronique, la future critique d’art du Figaro, passionnée par les mêmes domaines. Après ces études, il entre au Louvre. Il s’occupe principalement des dessins et devient une référence en la matière.
En parallèle, dès les années 1970, il se lance avec son épouse dans une collection de dessins. Cela le rapproche de quelques amis qu’il retrouve dans tous les lieux concernés, notamment dans les ventes. Parmi eux, Pierre Rosenberg, responsable du département des peintures puis président-directeur du Louvre. Ces passionnés sont comme des pêcheurs à la ligne se rencontrant au bord d’une rivière. Ils se donnent des tuyaux, ils échangent des avis, ils se montrent leurs prises. Quand l’un est un peu gêné financièrement dans une enchère, les autres s’abstiennent tant qu’il ne lâche pas la mise. Les dessins passent d’une collection à l’autre. Ajoutons à cela que Louis-Antoine Prat écrit aussi des romans et des nouvelles où l’on ne sera pas surpris de retrouver des histoires de dessins. En particulier, l’un de ses récits raconte le supplice d’un collectionneur qui revit indéfiniment la vente de sa collection.
Une jambe vue dans une église de province
Les profanes pourraient croire que collectionner, c’est simplement acheter et accumuler. En réalité, au niveau de Louis-Antoine Prat, c’est beaucoup plus. Il s’agit d’un vrai travail d’érudit, à la fois plus complexe et plus intéressant qu’on ne pourrait l’imaginer. D’abord, il y a la question de l’authentification. Nombre de dessins servent à la préparation d’une peinture. Souvent, ce sont de simples exercices, notations, croquis ou idées vagues, abandonnés en l’état. Très souvent, l’auteur ne prend pas soin de les signer. Pire, lorsqu’il y a une attribution, elle est fréquemment fantaisiste. Dans ces conditions, comment faire pour savoir qui a dessiné, il y a trois siècles, ce bout de jambe sur un morceau de papier ? C’est là qu’une grande culture artistique est déterminante. Si l’intéressé a vu un jour une jambe similaire sur une peinture dans une église de province, il va faire le rapprochement et comprendre qu’il s’agit du même artiste.
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Il y a aussi la question de l’œil. Quand on aime le dessin, un goût se forme et l’œil est attiré par ce qui a le plus de saveur. Quand c’est vraiment bon, le collectionneur est en éveil, il accepte de prendre des risques, il fait le pari que l’authentification viendra plus tard. Beaucoup d’artistes ont un style, une patte que l’on apprend à apprécier et à repérer. La griffe sardonique d’un Callot n’est pas le frottis érotique d’un Boucher. La fureur d’un Delacroix n’est pas le sfumato d’un Prud’hon. On le sait, on le comprend.
Enfin, bien sûr, on peut faire confiance à Louis-Antoine Prat pour jouer les Sherlock Holmes, en étant attentif aux moindres détails. Par exemple, en observant les hachures, on peut savoir si l’on a affaire à un gaucher ou un droitier.
Au bord des dessins, on peut souvent observer de minuscules poinçons. Ce sont les marques des grands collectionneurs qui ont possédé les œuvres auparavant. Cela trace l’itinéraire de ces pièces. C’est aussi l’occasion de ressentir une sorte de frôlement de l’histoire, à la façon d’une bague dont on saurait qu’elle a été portée auparavant par des hommes ou des femmes illustres.
Scène de ménage chez les Greuze
L’exposition est présentée par ordre chronologique. On se réjouit au début du parcours, par exemple, d’un très beau nu de Le Brun, d’un visage doux et sensuel de Simon Vouet. Un peu plus loin, on découvre un paysage de Le Lorrain, petit par la taille, vaste par le foisonnement et la profondeur.
Avec Greuze, une surprise se produit. Ce peintre s’avère souvent plat et ennuyeux avec ses sujets moralisants, un peu passés de mode. Cependant, il livre là un dessin très touchant. La vie de cet artiste est, en effet, assombrie par une mésentente conjugale et le dessin dont il est question représente tout simplement une navrante scène de ménage en présence des enfants. Cette petite pièce montre, s’il en était besoin, à quel point le dessin peut apporter une liberté, une gratuité, une sincérité qui font parfois défaut à la peinture.
En matière de paysage, on est gâtés par de belles feuilles de Corot, Rousseau et Millet. Mais c’est surtout une composition de l’époque romantique, signée de Nicolas-Didier Boguet, qui est inoubliable, avec cette sorte de précision mystique qui n’est pas sans rappeler par certains aspects des atmosphères d’Otto Runge.
Après de puissants Géricault, on est particulièrement content de trouver des dessins de Théodore Chassériau. En effet, nombre de peintures de ce maître brûlent lors de la Commune, ce qui désespère particulièrement l’un de ses admirateurs, Gustave Moreau. Justement, l’émouvant Portrait de Lydie de Buus, avec son regard vitreux et ses vêtements frémissants, pourrait passer pour un portrait d’Alexandrine, la languide amante de Moreau.
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C’est avec la seconde partie du xixe qu’on mesure toute la perspicacité des époux Prat. Au lieu de se cantonner aux impressionnistes et consorts comme tant d’autres à leur époque, ils élargissent leur collection à des artistes mal vus, qualifiés de pompiers ou d’académiques. C’est ainsi qu’on trouve un très subtil dessin de nu féminin par Luc-Olivier Merson. On voit à quel point cette période parvient à une compréhension inégalée du corps humain. On enchaîne avec un dessin de Léon Lhermitte (ancêtre du Thierry du même nom), suivi de Baudry, Carpeaux et Fromentin. Le Théodule Ribot (voir Causeur mars 2019) est un peu décevant, mais il est suppléé dans la noirceur ordinaire par un artiste moins connu, Albert Lebourg. Un vibrant portrait de femme par Gustave Doré rappelle que cet artiste génial est loin de se limiter à sa réputation d’illustrateur, aussi éclatante soit-elle.
Manet et Couture
Deux dessins de Thomas Couture sont placés à côté d’un Manet. Cette proximité malicieuse est particulièrement intéressante. On sait, en effet, que Manet a pour maître, justement, Couture, avant de le dénigrer abondamment, suivi de générations d’historiens de l’art prompts à fustiger l’académisme. Or, comme c’est souvent le cas, la confrontation est un bon juge de paix : le dessin de Manet apparaît en réalité bien quelconque, bien plat, en comparaison des deux de Couture. Le jugement de la postérité est parfois rendu par des moutons de Panurge.
Bien sûr, on trouve ici et là des Seurat, Cézanne, Degas et autres Toulouse-Lautrec. En s’approchant d’un coin, on peut toutefois observer deux pépites de Bresdin (Voir Causeur décembre 2015), artiste infiniment singulier. Cependant, c’est surtout une série de lavis de Victor Hugo, occupant tout un pan de la dernière salle, qui donne le sentiment de finir en beauté.
En sortant de l’exposition, on a parcouru en même temps trois siècles d’art français et la vie spirituelle d’un couple de collectionneurs. C’est à la fois magnifique et émouvant.
À voir absolument : La force du dessin, chefs-d’œuvre de la collection Prat, Petit Palais, Paris 8e, jusqu’au 4 octobre 2020. 11€. Informations pratiques ici.
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