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La Folle journée, ou le Nobel d’Annie Ernaux

"Me voilà faisant le sot métier d’autrice, quoique je ne le sois qu'à moitié !"


La Folle journée, ou le Nobel d’Annie Ernaux
Eric Herson Macarel dans "Le mariage de Figaro", mise en scene Jean Paul Tribout, Paris, le 5 janvier 2015 DELALANDE RAYMOND/SIPA 00701135_000042

La lauréate du prix de littérature a annoncé que son discours d’acceptation à Stockholm, le 10 décembre, sera « engagé ». On peut craindre le pire ! Notre chroniqueur imagine un autre discours, un soliloque, que pourrait tenir l’auteur, dans le style de Beaumarchais – sans oublier Rabelais et Rimbaud…


Ô Société ! Ô puissants ! Ô mâles ! Créature forte et décevante ! Nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?

— La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier d’autrice, quoique je ne le sois qu’à moitié ! Être littéraire et de révolte : est-il rien de plus bizarre que ma destinée !

Ça a débuté comme ça. Fille de Blanche et Alphonse, je venais d’avoir 18 ans, je ne joue pas les starlettes. Je le vis, je rougis, je palis à sa vue. Je suis violentée par une brute, humiliée par des lâches… Salauds, les copains ! Les perfides ! Plus tard, j’ai redouté l’amant lettré à l’œil moqueur. Et moi, comme une idiote… Je me dégoûte de leurs mœurs et veux courir une carrière honnête, venger les dentellières, les demoiselles de magasin, ma race. Tout est affaire de décor. L’écriture comme un couteau va me sauver.

Dans le café-épicerie, je trahis mon père, j’ai honte de son patois et ses manières. La mère Duchesne ignore la douceur féminine, n’a peur Darien. Les claques pleuvent. J’apprenais mes leçons la joue contre son bras, je crois qu’elle était fière de moi. À sept ans, je jouais avec le fils des ouvriers à coté, faisais des romans sur la vie, savourais les sombres choses : vertige, écroulements, déroutes et pitié ! A(nnie) blanc E(rnaux) noir ; écriture blanche pour idées noires.

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Non, monsieur le comte, non, Société, vous ne m’aurez pas ! Noblesse, fortune, un rang, des places, Cabourg, Proust, Flaubert, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ! Tandis que moi, morbleu, fille, gelée, sans divertissements, perdue en Normandie, des comices agricoles aux banlieues obscures, avec ma Vallès en carton il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à écraser toutes les révoltes et pommes véreuses de Seine-Inférieure ; un jardin sur la honte.

Je vis, je meurs, je me brûle, je me noie, j’ai peur des bourgeois. À Villequier, Rouen, Finchley, j’envie leurs parures, leur bien parler. J’apprends le français : une licence, l’Agrég, deux garçons, un divorce, le stress, les lycées. On ne voit pas le temps passé. Le CNED, c’est la récré. Lasse d’attrister des bêtes malades, je me jette à corps perdu dans l’écriture : me fussé-je mis une pierre au cou ! Fidèle aux miteux, transis, intermittents poursuivis par la faim, les tumeurs et le froid, je broche des tragédies sur ma vie, les passions simples : les rillettes, l’IVG, le cancer, Alzheimer, Bourdieu, les dominés.

Transfuge de classe, en frémissant je m’évertue. Que je voudrais bien tenir un de ces puissants, si légers sur le mal qu’ils ordonnent ! Il s’élève une question sur la nature des richesses. Comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur les croquants, la valeur de l’argent. Il faut dîner, à court de surgelés, mes joues se creusent, mon terme est échu : je taille encore ma plume. Un éditeur me fait un pont d’or qui me donne l’espérance et la liberté. Les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.

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Il s’établit boulevard Saint-Germain, rue Sébastien-Bottin, sur France Culture, un système de liberté : pourvu que je parle dans mes écrits de l’autorité, du culte, de la politique, de la morale, des invisibles, l’OLP, les Nana et Lantier dégenrés, je puis tout imprimer et déclamer librement. Je commençais à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Les Armoires sont vides mais la Place est libre ; voilà ma tragédie lancée. Je vis enfin sans souci, j’arpente l’hypermarché sans regarder les prix.

Félicité puissante, inspirante, ovaire et contre tous, j’attaque les fascistes, dragonne les muscadins, met Millet au bûcher. Je boycott à Yvetot, pétitionne dans les Inrocks et Libé.Agrégée de Lettres ouvertes, écarlates, j’écris au Président qui les lira peut-être …. A Cergy, j’ai ma conscience et un plaid. Je laisse la laïcité aux sots qui s’en nourrissent, l’hijab, les iraniennes aux Mollahs, et la honte trop lourde au milieu des chemins de la liberté. Est-ce ainsi que les femmes vivent ?

Notre sexe et notre siècle saignent. J’entends la révolte qui gronde, je tisse le linceul du vieux monde. Un grand seigneur passe, condottiere enragé. Je soutiens Mélenchon, la Nupes, les sycophantes, Rousseau, Quattenens, forces puissantes, inaltérables, une armée rouge, jaune, verte, vengeresse, qui germe lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur. Il suffira d’un sigle, un matin. « Je voulais forcer le présent à redevenir du passé ouvert sur le bonheur ». Au bonheur des drames. Sublime, forcément…

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Les louanges m’arrivent à la file. Reine de Saba m’atterre, Docteur Doloris causa de l’université de Cergy-Pontoise, prix Formentor… Dolto, Duras, Despentes, Darien sont enfoncés. Sur Nadja, Virginia, mon style, Duchesne on débat : C’est vous, c’est elle, c’est moi, c’est toi ; non, ce n’est pas nous : eh ! mais, qui donc ?… Récit trans personnel, auto friction socio biographique, ‘Je’ est une autre. Dans les amphis, UFR, abbayes de MesthèmesFay ce que voudras ; j’inspire les doctorantes Sorboniques, des thèses Sorbonnagres. Tâtonnements du souvenir, écriture des confins et substantifique moelle ; Enonciations inassignables et liturgie de la Honte ; Texte, méta texte, prétexte, résistance du récit et endurance du lecteur… « Ego sic argumentor. Parisius habet clochas. Ergo gluc, Ha, ha ha. C’est parlé cela ». Janotus de Bragmardo, ochlocratie et virage du cirque… Toujours les mêmes cloches. La chaire n’est pas triste, ils n’ont pas lu Rabelais.

Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ?

Forcée de parcourir la route où je suis entré, je l’ai jonchée d’autant de peurs, pleurs et spleen qu’il est permis ; encore je dis spleen, sans savoir s’il est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe. Peine oh, ma peine ! Annie Kalénine, la ténébreuse, la veuve, l’inconsolée, un assemblage informe de parties inconnues ; un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, une jeune femme ardente au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre : égérie des TD, duègne des humiliées, le chagrin et la pythie, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieuse, laborieuse, paresseuse, concernée… avec délices ! Révoltée selon les dangers, muse par occasion, amoureuse par folles bouffées, j’ai tout vu, tout cru, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite, et, trop désabusé. Désabusée. Avec le temps tout s’évanouit.

Nobel, Nobel, Nobel ! Que tu me donnes de tourments !… J’entends marcher … on vient. Est-ce l’instant de la remise… ?

« Ecrire, c’est d’abord ne pas être vu » (Annie Ernaux).

(D’après Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte V sc. 3)

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