À 28 ans, August Strindberg épouse la baronne Siri von Essen. Les dix années de tourmente qui s’ensuivent donneront le roman autobiographique Le Plaidoyer d’un fou, testament d’amour-haine en forme de hachoir de cuisine retourné contre Madame Strindberg et, par la même occasion, la Suède toute entière. Femme, patrie, époque : tous doivent payer, solidairement.
Comme toujours avec Strindberg, on navigue à vue, au gré des sautes nerveuses, des rages de l’auteur. Ainsi Siri von Essen est-elle tour à tour mère, sœur et « chienne ». Oppositions de classe (il est fils de servante), rivalités artistiques (elle se rêve actrice), querelles financières et grossesses désirées ou non font un enfer servi bien chaud à l’univers. Passons sur ces condiments strindbergiens bien connus que sont le goût du mélodrame, la paranoïa et l’hystérie. Strindberg, c’est, avant tout, une inconséquence virtuose, inouïe au pays de Descartes et qui donne aux pensées de l’écrivain le décousu apparent qu’on retrouve dans certains personnages de Dostoïevski.
Ce qui se trame dans le mariage, Strindberg le met sur la table, à sa façon crue et sanglante : « J’ai lutté contre l’ennemi, dans la maison, au lit. » On s’est beaucoup demandé si la misogynie de l’écrivain était admissible : vaste question, d’autant que l’écrivain fut d’abord un défenseur des femmes. La peur de la femme, chez Strindberg, n’est que le contrepoids à sa propre idolâtrie de la Femme, avec un grand F.
La balance oscille chaque jour un peu plus : un coup à gauche, un coup à droite, jusqu’au dérèglement. C’est une sorte de méthode. La folie, chez Strindberg, c’est la passion de la vérité poussée jusqu’à la stridence.
Plus il déchiffre, plus il déraille ; et vice versa. Au moment où la Suède brandit l’étendard glorieux de l’émancipation, l’écrivain-mari regarde par-dessous, pour découvrir la duplicité, le ressentiment, la lutte. Le progrès vend ses bonbons, l’artiste vend la mèche. Au fond, ce qui heurte un certain féminisme, c’est peut-être moins ce qu’un Strindberg fut (un misogyne écarlate), que ce qu’il a révélé : l’incorrection du désir, le désastre du couple. Tout ce qui, en somme, se donne depuis à voir dans les milliers de films et de romans qui ne finissent pas par l’accouplement, mais commencent par lui.
« Gare au lion infirme », prévient Strindberg, ce supplicié – ce bourreau. Ombrageux comme les faibles mais vivant comme personne, l’écrivain se venge par des livres coups de griffes, lâchés au bord du gouffre. « Mon cerveau raffiné, développé par une instruction achevée, se détraque au contact d’un cerveau inférieur, et tout essai d’accord avec celui de ma femme me procure des spasmes. » Dix ans de spasmes, c’est bien, mais pour le frénétique Strindberg, c’est peu. On se jettera donc sur le deuxième épisode, où entrent en scène voix, fantômes et esprits frappeurs. Le titre de cette suite ?
Inferno bien sûr.
Plaidoyer d’un fou, August Strindberg, éditions Sillage, 2013.
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