Notre patrimoine religieux est aussi innombrable qu’inestimable. Depuis un siècle, la Sauvegarde de l’Art français se bat pour protéger, non pas tant de vieilles pierres que ce qu’elles incarnent. En défendant la place de la spiritualité dans notre paysage, elle promeut aussi la présence de la beauté.
La France est probablement le pays qui compte le plus d’associations. 1,3 million de structures sont régies par la loi du 1er décembre 1901. Parmi elles, une sur cinq déclare avoir un objet culturel et, dans cet ensemble, 35 000 relèvent de l’action en faveur du patrimoine. Si l’action de la Fondation du patrimoine est primordiale, celle de ces associations de terrain – riches de leurs mécènes et surtout de leurs bénévoles – s’avère indispensable pour entretenir un héritage architectural religieux considérable. Dans ce domaine, et depuis un siècle, la Sauvegarde de l’Art français s’est imposée.
À l’origine
Au début du xxe siècle, les nouveaux riches Américains s’entichent d’art gothique. En quête d’histoire et de racines, ils achètent puis démontent – au sens propre – des éléments d’abbayes ou des cloîtres entiers, pour les remonter dans leur jardin, en Californie ou dans le Massachusetts. Le musée des cloîtres, à New York, témoigne de cette razzia. (De nos jours, les milliardaires chinois ont le « bon goût » de copier en béton armé des châteaux de la Loire pour les planter dans leurs vignobles importés du Bordelais.)
À la veille de la Première Guerre mondiale, ce dépeçage lucratif pour les antiquaires et propriétaires peu scrupuleux inquiète les défenseurs du patrimoine. En 1912, les menaces d’exportation en pièces détachées qui pèsent sur le portail du palais épiscopal d’Alan (Haute-Garonne) alertent Édouard Mortier, duc de Trévise. Cet érudit, amateur d’art et collectionneur, souhaite sensibiliser le plus grand nombre à ce « brocantage des monuments ». La Grande Guerre reporte son initiative mais, dès 1920, avec les convoitises que suscitent notamment les vestiges des abbayes de Bonnefont (Haute-Garonne) et de Flaran (Gers), le duc redouble d’efforts pour mobiliser d’abord ses amis, puis des mécènes et des collectivités pour mettre fin à ce pillage. À l’instar de l’abbé Grégoire qui a inventé le mot « vandalisme », le duc de Trévise crée l’« elginisme », néologisme inspiré de lord Elgin qui a dépecé le Parthénon pour vendre ses frises au British Museum. Et c’est au nom de la protection de l’art et du paysage que naît en 1922 son association : la Sauvegarde de l’Art français. « Je ne défends que l’architecture – je vais même plus loin –, je défends uniquement l’architecture extérieure de notre France, parce qu’elle est le bien de ceux qui ne possèdent rien », écrit le duc en 1927. Soutenue par la presse et appuyée par la haute société, l’association se dote d’un « comité d’honneur » composé d’éminentes personnalités parmi lesquelles Maurice Barrès et Émile Mâle, Maurice Denis et Claude Monet, placés sous le patronage de Paul Léon, une autorité en matière d’histoire de l’art monumental
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L’action de la Sauvegarde de l’Art français ne s’arrête cependant pas aux édifices. Elle se bat sur tous les fronts, et notamment celui de la lutte contre la dispersion : laisser, lorsque cela est possible, le plus d’œuvres in situ, dans leur église, chapelle ou château et, surtout, dans les collections nationales. Elle bloque ainsi la vente publique d’une importante série d’objets et tapisseries issus de la manufacture de Beauvais, en 1924, permettant à des musées d’enrichir leurs collections et d’attirer l’attention de l’opinion et des Beaux-Arts sur le scandale que représentent des ventes d’objets d’art appartenant à l’État.
L’association prend conscience de son influence, du relais crucial qu’elle peut incarner entre les régions et les institutions nationales. Pour renforcer ce pouvoir, elle accentue ses efforts pour la collecte d’information. Au fil des années, elle constitue un véritable maillage du territoire afin de répertorier et signaler ce qui doit être protégé à travers le pays : fontaines, portes, escaliers, tableaux et sculptures… L’association envoie à ses correspondants en province des « fiches jaunes », charge à eux de les diffuser auprès de toutes les personnes susceptibles d’obtenir des informations nécessaires et de les renvoyer au bureau parisien. Se crée ainsi un réseau mêlant simples curieux, sociétés érudites en tous genres et initiatives locales pour protéger toujours plus d’œuvres et de monuments.
Le tournant
La Sauvegarde de l’Art français doit beaucoup à Aliette de Rohan-Chabot, marquise de Maillé. Véritable cheville ouvrière de l’association dès ses débuts, elle en devient la présidente en 1946. Son amour des vieilles pierres et des églises est ancien. Dans une lettre datée de 1934, elle écrit : « (…) Qu’on ne dise pas que c’est peine perdue, que les villages qui laissent tomber leur église ne méritent pas qu’on intervienne. (…) Je me souviens d’une église dans laquelle j’entrai au soir d’automne. La nuit tombait, accrochait ses tentures de deuil sur les murs blancs, couverts d’un enduit délabré. Çà et là un morceau de chapiteau luttait avec l’ombre, tardait à lui appartenir. J’allumai une lanterne. C’était le type même de ces petites églises de village, pauvres et dignes où l’effort pour plaire touche par sa réserve même. L’art des grands édifices vient mourir ici, transposé en termes familiers, fleur divine cueillie aux jardins mystérieux de la Beauté et plantée dans le sol vivace de nos campagnes. L’église sentait l’abandon. Elle semblait survivre à un passé aboli et en recherchant les réparations qu’il convenait de faire, je me disais que les sommes dépensées dans l’édifice sauveraient bien ses murs, mais non pas son âme. » Sans descendance, elle lègue en 1972 toute sa fortune à la Sauvegarde. Selon ses dispositions, les actions de l’association doivent être menées en faveur des églises antérieures au xixe siècle – c’est bien connu : « Le mauvais goût commence en 1800 ! » Ce leg inestimable donne à la Sauvegarde de l’Art français les moyens financiers qui lui permettent, aujourd’hui encore, d’assurer son indépendance.
Aujourd’hui
Président de la Sauvegarde depuis 2005, Olivier de Rohan-Chabot n’a de cesse de poursuivre l’œuvre de son aïeule. « Notre force et notre faiblesse sont de ne pas être une administration. Nous nous adaptons en fonction de nos moyens et des réalités du terrain. Nous rendons un service que d’autres ne peuvent pas rendre,explique-t-il humblement. Nous distribuons environ 1,5 million d’euros chaque année à des communes et des particuliers. Mais il y a environ 40 000 églises en France et elles ne seront sauvées ni par des particuliers ni par leur propriétaire. Dans un village de 200 habitants, par exemple, la commune ne peut payer 600 000 euros de travaux pour son clocher ni trouver trois généreux donateurs qui paieraient chacun 200 000 euros. Ça arrive, mais c’est rare ! Aussi, pour restaurer une église, il faut une participation de la commune (propriétaire), des conseils départementaux, généraux et de l’État si l’église est classée ou inscrite aux Monuments historiques. On peut aussi compter sur le ministère de l’Intérieur qui a une ligne de crédit à la discrétion des préfets. Chaque restauration entreprise est un combiné de tout cela. La Sauvegarde vient en soutien des communes qui ne peuvent payer l’ensemble de la somme qu’elles doivent investir. » L’État assume et assure donc son rôle mais, ce qui interpelle Olivier de Rohan-Chabot, c’est son extrême discrétion à ce sujet. « Il est impossible d’avoir des chiffres précis pour dresser le bilan des interventions à travers tout le pays. C’est le flou absolu. Je me demande si ce n’est pas voulu par les pouvoirs publics qui ne veulent pas savoir à quel point les églises coûtent cher. La France dépense énormément d’argent pour ses églises, mais ne veut pas qu’on le sache. Notre million et demi représente environ 10 % de ce qui est investi chaque année ! J’aimerai réunir les chiffres mais je ne suis pas sûr que cela fasse plaisir à quiconque… » Olivier de Rohan-Chabot se montre cependant peu optimiste : « Les gens étant de plus en plus analphabètes, ils seront de moins en moins intéressés à regarder quoi que ce soit. L’on ne voit que ce que l’on connaît. Le vrai problème de l’avenir du patrimoine est dans l’éducation et nulle part ailleurs. Aujourd’hui, l’appétence pour le patrimoine est très grande et il est rare de tomber sur des maires qui n’ont que faire de leur église. Ceux qui s’en fichent, ce sont plus les bobos de droite que les communistes. Le bon maire communiste tient beaucoup à son église ! Mais ce qui est certain, c’est que ce sont les vieux et non les jeunes qui s’engagent pour les défendre. »
C’est pourquoi l’association, devenue fondation en 2017, s’est donné une nouvelle mission : ouvrir les yeux de nos compatriotes sur un patrimoine qui ne se limite pas à Chartres ou à Versailles, mais aux innombrables merveilles cachées, et souvent abandonnées, qui peuvent se nicher dans le moindre village.
Olivier de Rohan-Chabot a ainsi créé il y a sept ans « Le plus grand musée de France ». Il a demandé aux membres d’une junior entreprise de l’école du Louvre de choisir une œuvre à sauver, aussi bien une sculpture d’église qu’un tableau de mairie ; son objectif était de sensibiliser un jeune public au « beau » et de les investir dans son sauvetage en finançant sa restauration. Depuis, cette initiative s’est ouverte à Science-Po Paris et Lille, à la Sorbonne et aux universités de Nice et de Dijon. Chaque année, de nouveaux établissements demandent à participer à l’aventure. Cette sensibilisation vise aussi, désormais, les lycéens. « Nous donnons 10 000 euros à une classe qui, avec un prof motivé, va chercher une œuvre d’art qui a besoin d’être restaurée (indiquée par la DRAC). Un cours d’histoire de l’art est donné en rapport avec l’œuvre – ils se l’approprient – et ça marche très bien ! explique le président de la Sauvegarde. Les enfants sont intéressés, ça leur donne le sentiment que c’est à eux, ce qui est vrai, et ça leur donne envie d’aller se promener autour de chez eux. C’est aussi positif pour les professeurs et pour les maires qui sont enchantés de récolter 10 000 euros. Et l’Éducation nationale joue le jeu. On coche toutes les cases. Nous avons aujourd’hui sept lycées, mais j’espère que la région Hauts-de-France va nous en donner treize autres. »
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« Le plus grand musée de France » est une expression qui a, depuis, été reprise par le ministère de la Culture. C’est la seule reconnaissance que la Sauvegarde de l’Art français a obtenue de lui… Mais Olivier de Rohan-Chabot s’amuse de cette ingratitude. Ce qu’il souhaite, c’est développer davantage cet appétit de connaissances et de curiosité chez le plus grand nombre. Après les élèves, il a décliné ce principe de « chasse au trésor » auprès de salariés d’entreprises ravies de se prêter à ce jeu de mécénat. Les partenariats sont en plein développement. Après Michelin et le Crédit agricole, c’est la société Allianz qui a sélectionné, de septembre 2021 à janvier 2022, 13 œuvres dans 13 régions afin de les restaurer pour un montant de 140 000 euros. L’idée d’une appropriation populaire du patrimoine fait son chemin. Pour Olivier de Rohan-Chabot, transmettre, c’est d’abord admirer. « Derrière tout cela, s’il n’y a pas de passion, d’amour, il n’y a rien. Le monde est vide, silencieux et triste. Il faut apprendre à aimer. Comme dit saint Augustin : « Non bumamabam, et amareamabam (“Je n’aimais pas encore mais j’aimais à aimer”). C’est notre programme ! »
www.sauvegardeartfrancais.fr
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