Nous défions quiconque lit la page 1 de La Fille parfaite, de Nathalie Azoulai, de n’en pas lire la page 2. Et ainsi de suite jusqu’à la page 316 ! Un livre impressionnant qui intègre la bibliothèque en majesté.
Après Titus n’aimait pas Bérénice, déjà un grand livre (et prix Médicis 2015) où elle trouvait une voie unique pour dire une rupture amoureuse – détour : Racine, Versailles, Port-Royal (le jansénisme) -, Nathalie Azoulai signe peut-être son plus grand livre, La Fille parfaite – et impose le silence et la solitude autour d’elle. Existentiellement, pas évident. Littérairement, évident. Cela s’appelle un « effet de blast » : on lit un livre, et tous les autres, soudain, alentour, disparaissent. Différence de nature : autre chose, incommensurable. Voilà : effet de blast. Il suffit d’ouvrir ce livre pour… le lire : non qu’il soit bref – mais impossible à refermer.
Agréable autant qu’étrange
Et comme il ne ressemble à rien de ce que l’on a lu depuis longtemps, cet article ne ressemblera à rien de ce qui pourrait s’apparenter à une critique : ce sera donc un « truc ». Livre trop foisonnant, trop riche, trop de thèmes abordés. Donc ? Plutôt des impressions, des pistes, quelques saillies qui en restituent la prodigalité. Voilà ce que l’on tente. Pour tendre la main au lecteur de bonne volonté – qui découvrira, aussi, combien, parfois, l’intelligence est physique, tangible : il suffit de lire Azoulai pour l’éprouver, la reconnaître, dure comme un roc, minérale, laser. Très étrange. Très agréable, aussi (et drôle, souvent). Expérience de lecture. Seul problème : avoir lu en janvier l’un des deux ou trois meilleurs livres de l’année (en littérature française) suppose un peu que le reste de l’année sera long – mais il y aura des pépites, n’en doutons pas. De cette eau ? Deux ou trois. Tant pis : nous relirons Azoulai. Tant mieux. Le livre ? La compétition, la rivalité qui exalte, exhausse, voire exauce ; l’admiration (vertu insigne qui dépeuple le monde) et, surtout, l’intelligence (cette fois comme sujet) – si rarement abordée avec une telle évidence, pureté frontale, audace, voire crânerie. D’ailleurs, l’autre titre de La Fille parfaite eût pu être : Ce que l’intelligence fait à la vie – un peu austère.
Le pacte d’Adèle et Rachel
L’ambiance ? A la croisée du roman « psychologique » français (la ligne Constant-Proust, pour aller vite) et de la grande tradition analytique, disons Valéry, avec le mantra de Monsieur Teste (« La bêtise n’est pas mon fort »), les quelques milliers de pages de ses Cahiers, deux ou trois heures quotidiennes de « culture psychique » (sic), d’« auto-discussion infinie » (sic), qui lui gagnaient le droit d’ « être bête jusqu’au soir » (sic). On ne connaît pas le déroulement des journées de N. Azoulai – mais on serait curieux de savoir à quel moment elle s’autorise à « être bête ». Elle cache son jeu.
Le « sujet » ? La Fille parfaite est l’histoire de deux amies d’enfance qui tôt se sont reconnues (le même métal, presque – la nuance est importante) et défiées en silence. Le pari : l’excellence. Mais surtout : l’intelligence, donc, comme trésor absolu – LE muscle. Chez ces deux amies, on ne se demande pas si telle activité (ou relation, aliment, ami(e), lecture) est ou non « bon pour la santé ». On se demande uniquement si c’est bon pour the brain. Le cerveau.
Adèle et Rachel, à 14 ans, ont scellé un pacte : elles vont se partager le monde. À Adèle, la science, à Rachel, la littérature. À elles deux, tout le savoir, tout le « spectre ». On va les suivre, de flash-back en flash-back, depuis leurs débuts, leurs familles (milieux différents), leurs études, leur amitié, leur « coefficient d’existence », leur « câblage neuronal », Darwin, le féminisme, la vis a tergo du doute (corollaire du goût de l’absolu – voir Aurélien d’Aragon), etc. Il faut juste préciser une chose – on ne déflore rien, on l’apprend dès la première page : Adèle, devenue mathématicienne niveau médaille Fields, s’est pendue chez elle à 46 ans. Rachel, la narratrice, elle aussi sans doute universitaire et écrivain (comme Azoulai), va tenter de comprendre. Et pour ce faire, brosser le « portrait » de ces deux athlètes de l’esprit, deux amies presque comme les autres – au génie près : la mathématicienne, la narratrice l’expose ; la littéraire, la narratrice le démontre et l’illustre.
La Fille parfaite, de Nathalie Azoulai, Folio Gallimard (2024).
NB Nathalie Azoulai vient de publier « Python », chez POL.
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