Aude Lancelin, journaliste en vue de la gauche radicale, publie son premier roman La fièvre. Elle y rudoie ses petits camarades. Occupée par des combats douteux, la gauche passe à côté d’un réel soulèvement populaire quand il survient.
Si on se fie aux résonances camusiennes du titre de son dernier livre[tooltips content= » La fièvre NDLR »](1)[/tooltips] et au contexte pandémique actuel, on pourrait croire que la première fiction d’Aude Lancelin traite des ravages du virus chinois.
Raté ! À la tête de son nouveau média QG, lancé comme un dernier pied-de-nez à la webTV mélenchoniste le Média dont elle s’est fait débarquer l’an dernier, la journaliste signe aux Liens qui libèrent un roman sur la colère jaune exprimée chaque samedi sur les ronds-points et sur les grandes avenues. Dans ce récit rétrospectif aux bonnes formules bien cinglantes (malgré un style parfois un peu ampoulé), Aude Lancelin règle aussi quelques comptes. Et pas seulement avec la presse « labellisée de gauche » qu’elle a déjà discréditée dans son premier essai Le monde libre comme étant, en réalité, à la botte du Capital… Avec La fièvre, la journaliste poursuit sa diatribe mais fait grimper la température du thermomètre en élargissant sa cible aux « lieutenants de la gauche intellectuelle » et autres « dames patronnesses de la théorie révolutionnaire qui n’[ont] jamais mis leur peau sur la table » ! Elle nous offre un pamphlet abrasif, surprenant au regard de ses accointances. C’est à se demander si Aude Lancelin ne va pas finalement virer de bord.
Un roman d’initiation sur fond de manifestations de gilets jaunes
Ce n’est pas anodin qu’Aude Lancelin ait choisi pour l’une de ses épigraphes une citation tirée de L’éducation sentimentale. On pourrait y voir un clin d’œil à la toile de fond historique du chef-d’œuvre flaubertien, qui se déroule pendant les évènements de la Révolution de 1848. Ce serait placer sur le même plan les trois jours de tumulte insurrectionnel qui secouèrent la capitale et mirent à bas le gouvernement bourgeois de la monarchie de juillet avec les gilets jaunes, mouvement inédit par sa durée, par la complexité de sa composition sociologique et par ses revendications bigarrées. Non. Si Aude Lancelin place son roman sous l’égide du grand Flaubert, c’est pour tenter d’adopter sa démarche littéraire.
Comme l’illustre écrivain normand, la journaliste dépasse les descriptions évènementielles pour créer des types sociaux qui évoluent au sein d’une France fracturée. C’est par le truchement du rite de l’initiation – classique topos narratif – qu’Aude Lancelin tire le fil de son récit et instille sa charge critique. Si L’éducation sentimentale raconte l’initiation à l’Amour romantique, La Fièvre met en scène une initiation à l’épreuve du Réel, un réel incarné par le peuple venu des provinces françaises pour battre le pavé. La journaliste narre les illusions perdues d’un jeune plumitif de Libé (Eliel Laurent) qui va sacrifier ses ambitions d’arriviste à la Rastignac sur l’autel d’une réalité au goût amère et nauséeux. On est plus du côté de Sartre que de Camus ! Envoyé en reportage pour couvrir la révolte des ronds-points, le journaliste va se rendre compte petit à petit de la mascarade des professionnels de la rhétorique gauchiste.
Eliel Laurent vit littéralement une révélation. Elle n’a pas lieu sur le pont d’un bateau comme Frédéric Moreau devant l’apparition miraculeuse de Mme Arnoux, mais sur des ronds-points perdus en rase campagne creusoise. C’est là où il rencontre son double inversé, Yoan, un trentenaire paumé, archétype de la France périphérique, un électricien au chômage qui survit grâce au potager de ses parents à la retraite, et qui endosse le gilet jaune de la contestation. Et c’est à travers l’expérience commune de l’insurrection que ces deux trentenaires issus de deux mondes que tout oppose (le Paris bobo branché intello et la France profonde, méprisée et oubliée des élites) vont finalement se rapprocher, et d’une certaine manière, se révéler à eux-mêmes. Ainsi Yoan expérimente, sur l’agora des ronds-points, la manière la plus directe de faire de la politique tandis que Eliel entame son chemin de Damas en découvrant, sous le vernis écaillé des idées néomarxistes, les impostures d’une gauche plus caviar que radicale.
Un inattendu réquisitoire à charge contre la gauche radicale
Avec ce récit initiatique et rétrospectif sur la révolte jaune, Aude Lancelin dresse un réquisitoire vindicatif à l’encontre de l’oligarchie médiatique et politique, et ce petit monde germanopratin dont on imaginait qu’elle faisait partie, peuplé d’intellectuels gauchistes, mégalomanes et dédaigneux, qui cultivent une haine contre le peuple et tout ce qu’il représente. Quelle surprise de voir l’ex-directrice adjointe de la rédaction de L’Obs, licenciée abusivement pour sa proximité avec l’intelligentsia radicale, tacler toute une caste momifiée dans ses postures pseudo-révolutionnaires, agitant le chiffon rouge du Grand Soir uniquement sur les estrades universitaires et sur les plateaux médiatiques, sans jamais se frotter au peuple qu’elle a en réalité en horreur.
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Au fil de sa critique fielleuse, la journaliste enchaine des perles de phrases assassines qu’elle enroule autour du cou de l’un de ses personnages, Laurent Bourdin, un célèbre sociologue, chef de file des penseurs de la gauche radicale. Arrogant et haineux, amateur de porno lesbien à ses heures perdues, le mandarin se révèle surtout être un imposteur qui préfère « défier la morale bourgeoise depuis les apéros after work au Zorba ou à la Rotonde de Stalingrad » plutôt que d’accompagner le soulèvement du peuple. À travers ce personnage détestable, emblématique de cette camarilla de « révolutionnaires de papier » et de « professionnels de la lutte », Aude Lancelin torpille cette gauche radicale qui « use de la rhétorique la plus violente pour rafraichir quelques lunes marxistes-léninistes ». Surtout, elle enfonce le clou grâce à son protagoniste qu’elle dépeint en surchauffe mentale face à l’effritement de l’emprise idéologique du gauchisme radical. On lui parle ainsi de « terrorisme souchien » pour qualifier un hypothétique avenir du mouvement des Gilets jaunes embourbé dans des dissensions internes, et lui rêve encore de la renaissance des brigades rouges.
Peu à peu, le biais idéologique s’estompe et Eliel Laurent sort de sa caverne à préjugés pour enfin poser les bonnes questions. Sur un air panglossien le naïf Eliel demande à un ancien trotskyste: « Pourquoi aussi peu d’intellectuels de gauche ont-ils accompagné le mouvement ? » La réponse est cinglante : « Ils n’aiment pas le peuple ». Surtout celui-là, bien trop indifférent aux nouvelles luttes de gauche dévoyées par le miroir aux alouettes du progressisme, de l’immigrationnisme et des minorités ethno-raciales. Aude Lancelin ne se prive pas ainsi de vilipender ce changement de logiciel idéologique, effectué plus par opportunisme que par conviction idéologique. À travers les ambitions dévorantes du sociologue, elle montre comment la gauche intellectuelle parie sur « les ethnic and racial studies », déjà érigées en nouvelles normes académiques sur les campus américains, pour percer. « Dans les milieux de gauche, il [est] devenu dangereux et surtout compromettant de surestimer le poids des classes en négligeant les dominations patriarcales et coloniales. »
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L’implacable sentence tombe : la chape de plomb du surmoi féministe, antiraciste et « décolonialiste » a eu raison du peuple. Au terme de ce roman, on se dit qu’Aude Lancelin est à deux doigts de déraper et d’atterrir dans le camp des dangereux souverainistes et des populistes. La journaliste délaissera-t-elle demain Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek et autres penseurs pour Michel Onfray ? Le philosophe à lunettes carrées l’accueillerait-il parmi ses contributrices dans un prochain numéro ?
Le roman sort le 2 septembre 2020. 304 pages.