Pour Michel Onfray, la corrida n’est qu’une mise scène de la maltraitance animale. Pour en finir avec la mythologie du combat à mort entre l’homme et la bête, il propose de regarder les choses en face et de voir, à travers ce spectacle, une pure démonstration de sadisme.
Une sidérante publicité a récemment fait son apparition sur les écrans de télévision. Le tout sur le rythme entraînant de la chanson bien connue C’est si bon, dont voici les paroles :
« C’est si bon, de partir n’importe où
Bras dessus bras dessous, en chantant des chansons
C’est si bon, de se dire des mots doux
Des petits rien du tout, mais qui en disent long
En voyant notre mine ravie
Les passants dans la rue nous envient
C’est si bon, de guetter dans ses yeux un
Espoir merveilleux, qui me donne le frisson
C’est si bon, ces petites sensations
C’est inouï ce qu’elle a pour séduire
Sans parler de c’que je n’peux pas dire
C’est si bon, quand j’la tiens dans mes bras
De me dire que tout ça, c’est à moi pour de bon
C’est si bon, et si nous nous aimons
Cherchez pas la raison, c’est parce que c’est si bon
C’est parce que c’est si bon
C’est parce que c’est si bon. »
Pas besoin d’être normalien pour comprendre que ce texte jadis chanté par Yves Montand, ici repris par un crooner à la tessiture semble-t-il non blanche, comme il faut dire désormais, est un éloge de l’amour passion.
Tuer c’est faire couler du sang et faire passer de la vie au trépas
Or cette publicité s’avère une propagande pour la chasse – assimilée à une passion amoureuse, comprenne qui pourra car si la chasse peut être présentée comme une passion amoureuse, la passion amoureuse peut également être entendue comme une chasse… Littré définit la chasse ainsi : « Action de chasser, de poursuivre les animaux pour les manger ou les détruire. » À l’entrée « chasser », on lit ceci : « Poursuivre le gibier, les bêtes fauves, pour les tuer ou les prendre. » Sans être agrégé de lexicographie, chacun comprend ce que dit Littré : la chasse consiste à « détruire », à « tuer » des animaux. Dont acte.
Or que voit-on dans cette publicité payée par la Fédération nationale des chasseurs ? Des images très raccord avec les paroles pour montrer que « la chasse est un bonheur grandeur nature », comme le dit le texte incrusté en fin de pub. Des plans se succèdent pour étayer la thèse : trois hommes marchent côte à côte et représentent trois générations rassemblées dans une même passion ; idem avec les sexes, l’homme, la femme et les enfants rassemblés dans une semblable jubilation ; un petit-fils qui pique les jumelles de son grand-père qui lui sourit ; des hommes en balade avec leurs chiens ; une femme qui sourit à un autre chien et vice versa ; une petite-fille qui indique du doigt une direction à son grand-père qui acquiesce ; des copains qui se congratulent ; des hommes en fraternité virile ; le cacabe d’une perdrix sur le texte « en chantant des chansons » ; un couple amoureux enlacé avec la femme plus petite que l’homme et qui, de ce fait, doit lever les yeux vers lui ; des chasseurs à courre en habit qui jouent du cor devant des badauds en rang d’oignons qui applaudissent sur les paroles « des passants dans la rue nous envient » ; un enfant qui caresse une belette ; un repas convivial où tout le monde sourit en passant les plats ; les images d’une harde de sangliers qui courent, associées au texte « un espoir merveilleux qui donne le frisson » – chacun comprendra que l’espoir merveilleux est celui d’arrêter la course de ces animaux magnifiques avec une cartouche.
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Les chasseurs et leurs publicitaires ignorent donc la définition la plus élémentaire de la chasse qui est de tuer des animaux… Car, d’animaux morts, il n’y en a point : la perdrix, le coq de bruyère, le cerf, le bouquetin, la biche, le faisan, la belette, les canards, les sangliers sont tous bien vivants ! Certes, on voit des chasseurs à l’affût, d’autres qui soufflent dans des appeaux ou félicitent leur chien, mais aucun fusil et aucune cartouche ! Bien sûr, tuer c’est faire couler du sang et faire passer de la vie au trépas des animaux transformés en cadavre : mais là, pas de sang et pas de cadavres d’animaux.
De sorte que, pour les têtes pensantes de la chasse à l’origine de cette propagande, la chasse qui consiste à tuer des animaux avec un fusil est une activité qui ne nécessite ni fusil ni cartouche, et ce tout simplement parce que la chasse qui, je le répète, consiste à tuer des animaux, ne tue pas le gibier, elle le prélève pour réguler l’écosystème…
La corrida, simulacre viriloïde
Ce négationnisme cynégétique – la chasse qui invite à tuer des animaux ne tue pas d’animaux, elle régule l’écosystème et permet à des amis de faire une bonne balade dans la nature suivie d’une bonne bouffe… – dispose de son pendant avec le négationnisme tauromachique qui, lui aussi, déroule ses éléments de langage éculés depuis des lustres.
La tauromachie dispose d’idiots utiles sous forme de peintres, de littérateurs, d’essayistes, de philosophes aussi. Un professeur à l’École normale, Francis Wolff, a même publié une Philosophie de la corrida dans laquelle le chapitre consacré à définir la corrida est construit comme un dialogue de Platon. On sait que Socrate savait qu’il ne savait rien tout en faisant savoir la vérité de ce savoir non sans rhétorique et humour. Ce chapitre qui doit définir ne définit donc rien. Plus loin, on lit ce qui rend inutile la vingtaine de pages du dialogue qui précède : « Dans la corrida, des hommes affrontent et tuent un animal. » Voilà. C’est dit. Et clairement. Nul besoin de convoquer Socrate et ses copains : la corrida est donc l’activité qui consiste à tuer des taureaux.
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Comme un boucher, dira un malin touché par l’esprit socratique ? Justement, non. Car il existe une dimension essentielle à la corrida qui s’avère indissociable de la mise à mort du taureau, c’est la jouissance du spectacle de sa mise à mort.
Je ne sache pas en effet qu’un boucher ait autre chose en tête quand il travaille à l’abattoir que de fabriquer du plat de côtes et de la hampe, du gîte à la noix et du faux-filet pour la ménagère – si je puis me permettre de parler comme dans les années 1950 ! Le tueur en abattoir dispose d’un marlin et d’un masque pour l’animal qui lui couvre les yeux afin de l’abattre sans qu’il souffre, sans qu’il sache, sans qu’il voie : autrement dit sans qu’il ait conscience qu’un homme va lui ôter la vie. Le tueur en abattoir a des égards à l’endroit de l’animal qu’il fait passer de vie à trépas.
L’idée qu’un boucher fasse souffrir l’animal, prenne du temps pour l’affaiblir, transforme sa mort en spectacle que des gogos applaudissent le temps de cette souffrance savamment dosée, verse le sang de l’animal avec des piques taillées comme des rasoirs afin de l’affaiblir en prenant le soin de ne pas trop l’abîmer, se fasse aider par des comparses juchés sur des chevaux caparaçonnés, ce qui les met hors d’atteinte du danger, voilà bien sûr une idée grotesque : dans l’abattoir, le tueur ne jouit pas de tuer, il ne raffine pas, il ne chichite pas habillé en costume à paillettes, il n’arbore pas un petit chignon, la coleta, qu’il se fait couper quand il part à la retraite, il ne porte pas la faja, une ceinture en soie colorée, encore moins des bas de soie rose, les media, ni une toque en astrakan, la montera, ni une cravate en soie, la pañoleta ; il n’entre pas au boulot sur le son d’une fanfare municipale, ses collègues ne sacrifient pas non plus à ce simulacre viriloïde, le tueur ne bombe pas le torse pour mieux sortir ses fesses moulées dans son pantalon ; il ne cite pas Goya et Leiris, il ne convoque pas Hemingway et Picasso, Georges Bataille et Jean Cocteau pour justifier le plaisir qu’il aurait à donner la mort sans risquer la sienne. Dans l’arène, le toréador jouit de tuer, il fait un spectacle de cet assassinat, il quête les bravos du public qui paie sa place, parfois fort cher, pour jouir de ce meurtre sous rituel qui conduit toujours au même résultat : la mort du taureau, sauf deux ou trois exceptions notables pour saluer la bravoure de l’animal, et le triomphe du toréador qui brandit les oreilles et la queue (quand on y pense, quel ridicule pompier !) et qui perd rarement la vie, sauf dans le cas de la maladresse qui lui vaut d’être encorné, c’est-à-dire envoyé au bloc opératoire à une poignée de minutes de l’arène où un chirurgien l’attend avec une bobine de fil et une aiguille. Rappelons qu’il n’y a pas de vétérinaire pour recoudre les plaies d’un taureau que de toute façon on n’épargnera pas puisqu’il est là pour souffrir et mourir. Qu’on arrête donc avec cette mythologie saint-sulpicienne du combat de l’homme et de la bête avec la mort en tiers, un lieu commun des penseurs de la tauromachie : la mort du toréador dans les arènes est dérisoire, de toute façon elle s’avère beaucoup moins fréquente que chez les couvreurs qui tombent du toit sur lequel ils travaillent.
La corrida, exposé spectaculaire sadique
Pour comprendre la tauromachie, ce ne sont pas les habituels thuriféraires de cette messe désuète qu’il faut solliciter, mais le marquis de Sade. Car lui seul entretient de ce qui se joue dans la corrida : le sadisme, autrement dit, le plaisir à faire souffrir, puis, un grade au-dessus, le plaisir de mettre à mort, de tuer, d’ôter la vie d’un vivant. La corrida nomme en effet l’activité qui consiste à prendre plaisir au fait d’ôter la vie d’un vivant. C’est le sentiment de toute-puissance de psychismes tordus.
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Sauf chasse à courre, la chasse évite la souffrance de l’animal, elle se contente, si je puis dire, de jouir de la seule mort ! Seule la corrida a transformé en « art » cette passion triste s’il en est une : la cruauté. Unamuno, Leiris, Bataille, sinon Francis Wolff ou Fernando Savater avec son Tauroética : pour une éthique de la corrida n’y pourront rien. Seul Les 120 journées de Sodome permet d’analyser ce qui se passe dans la tête de l’aficionado et qui se nomme sadisme.
Jean Cocteau, La Corrida du 1er mai « Le taureau doit donc être considéré comme un ambassadeur extraordinaire de la mort. Il devra conclure ou ne pas conclure les épousailles. C’est de la Dame Blanche que je parle lorsque je parle du taureau, puisqu’elle lui délègue ses pouvoirs et n’épousera que le torero que le taureau tue. » |
Je connais l’élément de langage qui consiste à dire que cette cruauté théâtralisée, scénographiée, est une catharsis – merci Aristote… – qui, justement, comme c’est pratique, empêche l’exercice de la cruauté véritable ! Je n’ai pour ma part rien ressenti d’autre à la lecture de Sade que du dégoût et de l’écœurement, sûrement pas matière à ne pas être sadique là où se trouve bien plutôt l’une des modalités du sadisme : la jouissance prise à l’exposé sadique – et la corrida est un exposé spectaculaire sadique.
Cette fête macabre associée à la sexualité
Dans les mille pages du volume « Bouquins » La Tauromachie : histoire et dictionnaire, il n’existe aucune entrée : « plaisir », « jouissance », « jubilation », bien évidemment aucune à « sadisme » ou « sadique ». Rien non plus à « cruauté ». Ni même « olé » qui est pourtant l’apostrophe de la jouissance manifestée par l’aficionado. Méfions-nous de ce genre de silences, ils en disent plus que tous les mots.
On connaît les saillies, si je puis me permettre, de certains champions de la corrida : « Je caresse le taureau, la pique c’est la pénétration, ai-je besoin de faire un dessin ? » dit Marie Sara, la femme qui torée à cheval, possède un élevage de taureaux et organise des corridas ; « C’est à un coït qu’on assiste, un orgasme collectif » ou bien encore « Quand je vois un jeune torero triompher, je bande », affirme Simon Casas, qui fut le mari de la précédente ; de Jean-Pierre Formica, un artiste aficionado qui dessine les corridas depuis des années : « J’ai entendu dire que la tension sexuelle était telle que des toreros en arrivent à éjaculer au moment de la mise à mort. » Ce ne sont pas des propos polémiques, mais des assertions de partisans de cette fête macabre, qui soulignent la relation entre le fait de tuer un taureau dans l’arène et la relation sexuelle avec ses caresses, sa bandaison, sa pénétration, son éjaculation, son orgasme…
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Que la corrida, où l’on jouit de mettre à mort un taureau, entretienne une relation intime avec la sexualité n’est donc pas propos polémique, mais constat empirique. Prendre un plaisir sexuel au spectacle de la souffrance et de la mise à mort d’un mammifère orchestrée par un homme qui porte bas et chignon, culotte à paillettes et ballerines, voilà matière à réflexion…
Jouir du spectacle de la souffrance et de la mort infligée relève donc sans conteste du sadisme. On lira Les 120 journées de Sodome pour comprendre le mécanisme mental des défenseurs de la corrida : le marquis associe la mort des animaux à la décharge, à l’éjaculation, à l’orgasme. L’homme qui invite à trancher le cou d’un dindon, à étrangler un cygne, à tuer un chien d’un coup de pistolet écrit dans La Nouvelle Justine : « Point de volupté sans crime » ; il est le maître à penser de tout aficionado. On a les plaisirs qu’on peut. Sade, qui dans La Nouvelle Justine parle de son « âme pourrie », avait ceux-là.
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