Le Conseil de l’Europe lance une campagne[1. Déjà soutenue par des personnalités rompues à l’art d’éduquer les enfants et les masses, ou plutôt les masses comme des enfants (ou l’inverse) : une comédienne jadis sensuelle (Claudia Cardinale), un prince espagnol, une reine scandinave et un ancien président du Soviet suprême qui sut si bien tenir son pays qu’il changea de régime, à l’insu de son plein gré. Autant de garants de l’intelligence du réel, de l’âme humaine et de la manière dont on devient homme (ou humain…).] pour faire interdire la fessée dans les pays qui ne l’interdisent pas encore. Sur les quarante-sept pays que compte cette institution, dix-huit pays l’ont déjà interdite, c’est-à-dire criminalisée.
Vouloir interdire la fessée paraît d’une timidité affligeante. Ce qu’il faut interdire, c’est la punition, quelle qu’en fût la forme : il faut interdire les coins, arrondir les angles, supprimer les mots désagréables qui servent à humilier les enfants – car il y a des fessées psychologiques, n’en doutons pas, qui sont à l’éducation ce que le harcèlement moral est au monde du travail – et les plongent dans une honte traumatisante, interdire l’usage de l’encre rouge dans la correction des copies (je crois que c’est déjà fait), car c’est la couleur du sang et de la violence, interdire les commentaires vexants et décourageants du type « peut mieux faire » (je crois que ce fut fait aussi, du temps où Ségolène Royal officiait au ministère de l’enseignement secondaire), il faut interdire les classements, les notes, les évaluations qui sont autant de punitions pour ceux qui n’arrivent pas, qui ne travaillent pas, qui ne veulent pas avoir à passer par les fourches caudines du jugement des adultes alors qu’ils ne sont que des enfants.
En finir avec l’éducation
À bien y réfléchir, la punition elle-même n’est encore qu’un symptôme, un moyen, dont la fessée représente la forme physique la plus courante – la forme paradigmatique d’une certaine manière, car elle vaut pour la petite tape sur la main, la gifle, le martinet, etc. Ce qui choque et choquera toujours davantage, dans le devenir infantile de nos sociétés, dans le devenir muet de ces sociétés d’enfants sans discours qui bavassent interminablement pour ne rien dire, c’est l’idée même d’éducation, de limite et d’élévation, c’est-à-dire l’idée qu’une différence entre enfance et âge adulte existant, il faut faire accéder les uns à l’âge adulte et qu’ils n’y peuvent accéder que si les autres les y élèvent en les instruisant, en leur assignant des exigences de formes sans cesse plus hautes, lesquelles exigences consistent pour une grande part dans l’acceptation de limites à l’action et à la parole, autant qu’aux désirs des enfants.
Tout doit désormais être mis au même niveau : l’idée d’âge adulte d’où tomberait la norme sur la tête d’enfants est devenue elle-même insupportable. Les enfants, désormais pierres de touche et clefs de voûte de notre société hypermoderne, n’ont nul besoin qu’on leur dise quoi que ce fût : ils savent mieux ce qu’il en est de ce monde d’appareils divers dont ils expliquent, souvent sans patience, le fonctionnement à leurs parents idiots – et conscients de l’être, autant qu’admiratifs de l’ingenium de leur progéniture.
Newsweek soutenait, il y a peu, qu’il convenait de fermer les écoles et de mettre les enfants devant internet où ils sauraient bien s’instruire tout seuls du monde hypermoderne tel qu’il va, où ils sauraient bien apprendre l’avenir, le passé étant de toute manière devenu caduc, lourd, inutile et incertain, ne valant plus guère une heure de peine, et certainement pas une heure d’attention.
Mon père, cet oppresseur au visage si dur
La figure paternelle (qui était souvent assumée par des femmes), son autorité, sa punition, sa fessée sont insupportables : ils sont le symbole de l’oppression séculaire sur le reste de la société, à savoir les femmes et les enfants. Or, il est devenu scandinaviser[1. Les premiers pays à avoir criminalisé la fessée sont en effet la Suède et ses voisins. Le système scolaire danois ignore et interdit les notes jusqu’à quinze ans, les travaux étant de toute manière réalisés en groupe. La Finlande dont on vante tant le système scolaire est aussi ce pays d’Europe où les seuls massacres à l’arme à feu furent accomplis dans l’enceinte d’un lycée, à la mode américaine – il est étrange qu’on s’interroge si peu des raisons de tels actes dans un système présenté comme le meilleur d’Europe, sinon du monde.] le monde tout entier, en commençant par le reste de l’Europe, et de lui donner sa seule et unique forme moderne et morale : « femmes et enfants seulement », non pas d’abord comme dans les naufrages, mais seuls.
On laisse désormais les hommes à fond de cale, tandis que sombre, chaque jour davantage l’imposant et monumental paquebot de la civilisation européenne : sur de légères chaloupes, les enfants, les femmes, les quelques hommes devenus enfants et femmes, voguent librement en toutes directions à condition de s’éloigner du vieux paquebot encore un peu visible de l’ancien monde, celui où existaient plusieurs étages, où on pouvait désirer monter du bas vers le haut, grandir, s’instruire, se cultiver, progresser personnellement…
Désormais, la progression, sur la chaloupe légère du progrès inexorable, n’a plus lieu qu’à l’horizontal, sur les flots infinis de l’insignifiance et de l’ignorance, et en groupes. On ne s’élève plus seul – quel égoïsme – non plus qu’on s’élève tout court d’ailleurs. On pratique le « vivre-ensemble », le « surfer-ensemble », en ramant dans l’insensé, heureux de trouver du nouveau à chaque nouvel vague qui vient, oubliant ce qui vient de passer, la mémoire n’étant plus tournée que vers l’avenir que nous désirons si fort, sans limite.
Les parents sont devenus une incongruïté qu’il faudra bien se résoudre à supprimer, comme on l’a déjà plus ou moins fait des professeurs – désormais salutairement « animateurs du groupe-classe ». On en fera sans doute des « animateurs du groupe-famille ».
Tous des enfants !
Nous sommes tous maintenant des enfants et nous refusons la violence, la limite, l’oppression et la réalité. Un autre monde est en effet possible. Un autre réel est possible. Une autre enfance est possible. Un autre possible est possible. Ensemble, tout devient possible et rien n’est plus réel. Nous sommes tous animés d’un désir d’avenir – qui sans ce désir risquerait de n’advenir jamais – et d’une haine bien légitime du passé.
Le parent n’est-il pas, au moins étymologiquement, un résidu de « père » dans notre langue et dans nos mœurs ? La punition ne sert à rien. Les prisons le montrent bien, qui ne résolvent pas le problème qu’elles sont censées régler.
Ce qu’il faut, c’est de la mère, non, il faut de la maman, de l’amour, toujours plus d’amour. C’est important l’amour ; c’est important d’apprendre le vivre-ensemble. Ensemble, plus de différence. Nous sommes tous dans la même chaloupe où nous n’avons pas choisis nos compagnons de naufrage, mais nous sommes forts de notre diversité qui fait de notre chaloupe une chaloupe métissée sans différence réelle, mais où on respecte toutes les différences apparentes et possibles.
Dans le monde d’après – dont la France d’après fait évidemment partie – il n’y aura bientôt plus qu’une immense mer d’indifférence parcourue en tous sens par ces chaloupes du progrès, barrées par les consciences du temps, femmes ou souteneurs de la cause des femmes, ou plutôt mamans aimantes du genre humain, régnant par le bisou sur les grappes d’enfants-rois de 7 à 77 ans.
Et ces mamans, et leur chapelet d’enfants jeunes et vieux, ne comprendront pas d’où vient cette violence que leurs enfants persistent à nourrir et dont ils s’obstinent à pratiquer les plus ignobles formes.
Parce qu’en réponse à une transgression infantile, bêtise ou insolence, n’aura jamais été donnée cette petite fessée ou cette petite tape sur la main[2. Rappelons qu’une loi interdit déjà la maltraitance physique qui commence au-delà de la fessée. Aucune loi n’est envisagée contre la maltraitance linguistique (ne pas vraiment enseigner à parler, ou si peu et si mal, ne pas vraiment apprendre à lire et à écrire), contre la maltraitance culturelle (ne rien enseigner de l’histoire et des formes de l’humanité passée et présente), contre la maltraitance morale (inculquer à l’enfant l’art de l’excuse anticipant et justifiant tout échec, et lui donner des droits sur la douleur passée de ses aïeux), contre la maltraitance politique (ne pas instruire l’enfant de ses droits et devoirs réels), la maltraitance humaine, tout simplement, enfin, qui consiste à le réduire à un simple consommateur, à une cible d’annonceurs, à une cible des sondeurs… Toutes maltraitances qui, aggravées par la précarité économique légale, conduisent assurément à la plus coruscante barbarie.], dont la douleur est oubliée l’instant d’après, mais dont l’effet psychologique et narcissique dure et permet de prendre conscience d’une limite, parce qu’elle n’aura donc jamais été donnée, alors que les occasions l’exigeant se multiplièrent, parce que toute limite aura en conséquence été effacée, parce que l’éducation aura été finalement dissoute, la fonction d’adulte et de parent supprimée, on se rendra compte, sans doute trop tard, que ces quelques chaloupes de naufragés, où nous voyons toujours des victimes, sont aussi et souvent, l’embarcation de terribles pirates qui sont prêts à tout pour prendre le contrôle de tout ce qui leur fait envie, l’esquif pas si frêle de barbares que toute construction solide rend méchant au point qu’ils se mettent en peine de l’abattre, ne supportant que l’instable, le temporaire, le transitoire et l’infantile. Comme Billy Budd, pire même que Billy Budd qui cognait parce qu’ils ne parvenaient pas à articuler les mots, nos enfants universels et illimités seront eux aussi d’odieux marins toujours ivres de pouvoir, de boisson, de plaisir et soucieux de n’obéir qu’à leur capitaine : celui d’entre eux qui sera parvenu à faire croire à tous qu’il est le plus fort et le plus fou[3. Cette prédiction fut déjà formulée voilà quelques années par Christian Combaz dans l’excellent opuscule intitulée Enfants sans foi ni loi (Editions du Rocher, Paris, 2002) dont le point de départ fut la lecture d’une thèse de doctorat soutenue en 1997 par Mme Georgette Mouton intitulée : Jeunesse et Genèse du nazisme. La thèse qu’en retient Christian Combaz est la suivante : « La jeunesse invente, par la violence, l’autorité qu’elle n’a jamais subie.].
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