Avec la Femme infidèle, Chabrol filme une famille-témoin, comme il y a des appartements-témoin à l’époque de Pompidou.
L’une des particularités les plus saillantes du cinéma de Claude Chabrol, Chacha pour les intimes, est qu’il refuse le superlatif, ce qu’on voit très bien avec un tel surnom. Son sens de la blague est tel que, même dans ses réussites absolues, il ménage des plages de ridicule ou de grotesque (à l’exception du Boucher, une perfection de bout en bout). Prenons cette épure autour d’un adultère qu’est La Femme infidèle.
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Le grotesque, comme souvent, vient des personnages secondaires. Ici, la jeune secrétaire de l’assureur installé, Charles Desvallées (Michel Bouquet), souvent filmée en pied dans l’encadrement de la porte menant au bureau de son supérieur, et qui, dans chacune de ses apparitions, joue à l’évaporée et minaude comme une enfant montée en graine à qui l’on aurait dit qu’elle était une femme. On apprendra rapidement que l’associé de Desvallées a séduit Brigitte et que l’essai ne s’était pas révélé très concluant, passage dont Chabrol souligne sans détours la muflerie. Bien plus tard dans le film, Charles révélera à table que Brigitte devient impossible : elle se met à répondre et il va falloir penser à s’en séparer.
Ravalée au rang de domestique, la secrétaire est le double inversé d’une autre figure grotesque et pathétique, la bonne des Desvallées. Le premier plan que Chabrol lui consacre est probablement l’un des plus violents de toute sa filmographie : à la fin d’un dîner, Hélène (Stéphane Audran) sonne et, entre en traînant les pieds, alors que le fils sort par la même porte et que le couple quitte la table en lui tournant le dos, une vieille bonne à cheveux courts qui entreprend de débarrasser les reliefs du repas, sans que personne ne lui ait adressé la parole. Vers la fin du film, on la retrouvera, conseillant à sa maîtresse effondrée sur son lit, désespérée par la disparition inexpliquée de son amant, de manger du foie de veau d’une voix à la fois gouailleuse et fatiguée.
L’art du grotesque
La jeune secrétaire et la vieille bonne sont deux figures du prolétariat utilisées sans vergogne par la bourgeoise. Le grotesque chabrolien naît de la friction entre les classes sociales. Il permet à Chabrol de montrer qu’il n’est pas dupe de son sujet. Dans La Femme infidèle, l’adultère est rendu possible par l’exploitation de ces petites mains œuvrant dans les plis du film et qui livrent l’épouse bourgeoise au plus cruel des maux : l’ennui. D’où la belle scène post-coïtale entre amants où le spectateur ne peut que réaliser l’absence de connexions réelles entre eux ; elle s’ennuie et occupe ses après-midis chez l’écrivain jouisseur et fortuné qui en profite, prévenant tout engagement subséquent en qualifiant son ex-femme collante d’« emmerdeuse ». Leur vide est terrible, sans remède.
Haine de la bourgeoisie mais pas des bourgeois
La haine que Chabrol porte à la bourgeoisie en tant que classe ne descend jamais jusqu’à ses personnages affublés de cette tare. Il les comprend, les expose mais leur conserve toujours une part de secret, celle de toute humanité. Desvallées – exceptionnellement interprété par Michel Bouquet – est rarement sympathique, mais on peut le suivre dans chacun de ses mouvements, y compris le plus meurtrier, monté avec un faux raccord comme un acte-réflexe.
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Le surgissement du Mal, peut-être le thème majeur de Chabrol, a besoin du glacis des apparences bourgeoises ou non pour affirmer sa violence. Les vies ne sont construites que sur du sable. Et le dernier plan de La Femme infidèle, célébrissime, de révéler l’image dans le tapis : le bonheur n’aura jamais été qu’un masque trompeur s’éloignant à mesure qu’on avance, celui d’une famille-témoin à deux dimensions, figée comme un appartement du même nom attendant qui saura l’habiter.
La Femme infidèle de Claude Chabrol (1969) Disponible en DVD/BR