L’affiche du film, « La femme de Tchaïkovski », montre un beau couple en costume d’époque, qui s’embrasse tendrement. Image trompeuse !
Car dans la séquence du film dont celle-ci est extraite, Tchaïkovski (dans le rôle, Odin Lund Biron, fidèle compagnon de route du cinéaste et metteur en scène d’opéra et de théâtre) souffle à son épouse: « Vipère ! » – et jamais leurs lèvres ne se joindront.
Enfer conjugal
Dernier opus de Kirill Serebrennikov, (cf. les films Leto, La fièvre de Petrov ; le très mémorable Parsifal de Wagner, au Staatopera de Vienne en 2021 ; ou encore la pièce de Tchekhov Le Moine noir, en juillet dernier dans la Cour d’honneur d’Avignon…) La femme de Tchaïkovski n’a rien d’un biopic célébrant, en chromo façon Hollywood, la vie sentimentale du grand romantique russe, sur fond sonore de Casse-Noisette, du Lac des cygnes, d’Eugène Onéguine ou de La Dame de pique : à travers le récit abrupt d’un mariage catastrophique, et de l’enfer conjugal qui s’ensuit, c’est plutôt un brûlot contre les injonctions de la morale publique.
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Piotr Illitch Tchaïkovski l’a effectivement vécu, cet enfer. Cédant aux instances d’une jeune apprentie pianiste qui s’est entichée de lui, il consent, de guerre lasse et sur la promesse d’une dot confortable qui n’arrivera jamais, à se marier avec la jeune Antonina Milivkova (campée ici par la très belle Alyona Mikhailova), couverture idéale pour donner libre cours à ses tendances d’inverti notoire, peu compatibles avec la paix du foyer. La relation ne tarde pas à se dégrader. Mais la flamme de l’épousée ne s’éteint pas pour autant. Elle s’obstine. La haine de l’époux à son endroit attise encore son idolâtrie. Séparation. Tractations méandreuses pour un divorce auquel se refuse catégoriquement cette hystérique qui se consume à aimer le seul homme qui l’exècre. A mesure que croît la gloire du compositeur s’affirme son rejet de cette sangsue: vertige délétère, sur fond de rumeurs quant aux mœurs du compositeur, exclusivement porté sur les garçons au vu et au su de ses protecteurs, tel le grand prince Sergueï Romanov (historiquement, faut-il le rappeler, le plus proche conseiller du tsar Alexandre II), dépeint non sans humour, dans le film, sous les traits d’une « folle » chamarrée haute en couleur. Gagnée par l’érotomanie et saisie bientôt d’une folie asilaire, Antonina donne en outre naissance à trois enfants illégitimes, qu’elle abandonnera à l’orphelinat et qui tous mourront en bas âge… Vive la famille !
Pas un film « historique »
L’image du film, volontiers ténébreuse et sans irisations, d’un chromatisme sombre tirant vers le sépia, évacue sciemment l’éclat architectural de Saint-Pétersbourg, dont la toile de fond ne dévoile, dans la pénombre mordorée des chandelles et des lampes à huile, que le clair-obscur ornementé de ses salons aristocratiques, où la conversation mondaine passe tout naturellement du russe au français dans une même phrase… Avec une grande intelligence scénaristique, La femme de Tchaïkovski esquive avec soin le kitch de l’illustration musicale. Au point que la riche bande-son du film trame, en savantes superpositions mélodiques, bien des motifs de la musique de Tchaïkovski, mais sans en citer jamais formellement aucun extrait. C’est que la véracité archéologique n’est pas du tout l’affaire de Serebrennikov : il se fiche éperdument de faire un film « historique », portrait en pied du plus populaire des compositeurs russes.
Si le mot « homosexualité n’est jamais prononcé une seule fois dans les deux heures et demi que dure La femme de Tchaïkovski, ce n’est pas seulement en vertu de l’anachronisme, évident dans le contexte de la Russie impériale du second XIXème siècle – d’où cette scène où l’on tente d’expliquer à Antonina que son mari est un… « bougre », terme dont le sens paraît échapper à l’entendement de la dame – mais, plus profondément, parce que l’intention est toute autre. Immense artiste, opposant déclaré au régime de Poutine, exilé de Moscou après avoir été un temps emprisonné puis assigné à résidence, Serebrennikov, qui a désormais pris souche à Berlin, transpose probablement dans la figure d’un Tchaïkovski harcelé par cette passion délirante et honnie, l’idéal du génie solitaire, travaillant à se libérer des assignations de la morale publique. D’où cette scène du film, étonnante entre toutes, où s’exhibe à l’écran, dans leur nudité superbe, une cohorte de beaux garçons, leurs académies glorieuses offertes à la volupté.
Le projet du film remonte à 2014. Mais le scénario de Serebrennikov n’a pas eu l’heur de plaire aux autorités de la Sainte Russie, lesquelles ont préféré remettre la célébration du compositeur entre les mains de Yuri Arabov, le scénariste d’Alexandre Sokourov, pour un biopic bien-pensant et inexportable, où les préférences sexuelles avérées de Tchaïkovski passent à la trappe. La guerre en Ukraine ayant eu raison de Limonov, adaptation du roman d’Emmanuel Carrère que le cinéaste s’apprêtait à tourner à Moscou, Serebrennikov a résolu de remettre La Femme de Tchaïkovski sur le chantier. Pour un interlude, un sacré morceau !
La femme de Tchaïkovski. Film de Kirill Serebrennikov. Avec Odin Lund Biron, Alena Mikhailova. Durée : 2h23. En salles le 15 février.
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