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La Fabrique du crétin, clap de fin

Jean-Paul Brighelli partage avec nous l'introduction de son prochain livre


La Fabrique du crétin, clap de fin
Image d'illustration Unsplash

Chers lecteurs, je profite de ces vacances pour écrire mon dernier livre sur l’état de l’Ecole, à paraître en janvier prochain. L’idée m’est venue de vous en soumettre les chapitres essentiels, afin de tenir compte de vos critiques et de vos suggestions. Aujourd’hui, l’introduction. Bonne lecture et n’hésitez pas à commenter, même avec férocité, cette analyse dernière, après 45 années passées dans un système éducatif désormais exsangue.


Depuis la sortie de la Fabrique du crétin, en 2005, j’ai participé à maints débats où revenait sans cesse la même question : « Pourquoi l’Éducation nationale a-t-elle autorisé les dérives successives qui ont amené à la présente apocalypse scolaire ? » Ce livre tente de répondre de façon cohérente à cette question.

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Frappés par un titre qui claquait fort, les lecteurs ont souvent oublié le sous-titre de l’essai : «  La mort programmée de l’Ecole ». Peut-être parce que le crime était si grand que l’on n’a pas voulu en étudier froidement les tenants et aboutissants, ni se demander à qui ou à quoi il profitait. Chacun a des enfants, des petits-enfants, dont il constate, année après année, le très faible niveau de connaissances. Chacun a entendu ces mêmes enfants répondre, à la question « Qu’as-tu appris en classe aujourd’hui ? », un « Rien » pas même étonné. Comme si aller à l’école était désormais une obligation déconnectée de toute obligation de résultats. Une nécessité formelle, imposée par la loi, mais vidée de toute substance.

Question subsidiaire, souvent posée elle aussi : « À quel moment l’Ecole a-t-elle commencé à dysfonctionner ? » Les lecteurs ont une mémoire longue, qui leur permet de comparer l’enseignement qu’ils ont reçu, il y a parfois soixante ans, et celui que reçoivent aujourd’hui leurs gamins. Ils ont entendu les pédagogues proclamer doctement que « les situations ne sont pas comparables », et que « l’enseignement de masse actuel ne peut fonctionner selon les méthodes élitistes d’autrefois ». Oui — mais autrefois, les élèves quittant le CP savaient lire, écrire, et maîtrisaient les quatre opérations de base, alors que la division s’apprend aujourd’hui, avec une méthode complexe et aberrante, en CM1-CM2. Et qu’elle est rarement maîtrisée à l’entrée en Sixième. Pas plus d’ailleurs que la lecture et l’écriture.

Disons tout de suite que l’on a voulu ce désastre, et qu’on l’a justifié a priori et a posteriori avec les meilleures intentions du monde. Non, l’Ecole de la République n’a pas du tout dysfonctionné : elle accomplit aujourd’hui de façon routinière ce pour quoi on l’a programmée dans les années 1960-1970.

Parce que ce n’est pas la Gauche, chargée de tous les péchés pédagogiques, et qui les a assumés dès qu’elle a été au pouvoir, qui a voulu à l’origine cette Ecole déficiente. C’est la Droite, avec la bénédiction des autorités européennes.

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Pas n’importe quelle Droite. Disons la Droite giscardienne, qui s’est trouvée aux manettes, pour ce qui est de l’Ecole, dès les années 1960.

De Gaulle ne s’intéressait guère à l’Éducation. Pour lui, ce qui se passait en classe était probablement dans le droit fil de ce qu’il avait connu enfant sur les bancs de l’École — privée ou publique. De la rigueur, de l’ambition, et une tolérance nulle aux écarts de conduite et d’apprentissage. On sait que la Troisième République s’était inspirée, pour définir son projet éducatif, de l’école mise en place en Prusse par Bismarck. C’est cette école, analysait Ferdinand Buisson, vrai maître d’œuvre des réformes de Jules Ferry, qui avait gagné la guerre de 1870. L’École française devait donc se métamorphoser, si elle voulait gagner la prochaine guerre — et elle l’a fait. La victoire de 14-18, avec ses souffrances inimaginables, la résistance des soldats, et leur abnégation, leur consentement au sacrifice, est sortie tout entière de l’École de Jules Ferry.

Ce qui amène à penser que nos présents renoncements, la dégringolade à laquelle nous assistons stupéfaits, cette décivilisation où notre vieux monde passe peu à peu la main aux barbares, sortent eux aussi de l’École telle qu’elle s’est transformée depuis soixante ans. Et que la guerre de civilisations dans laquelle nous sommes aujourd’hui englués est d’ores et déjà perdue.

Parce que le mal vient de loin. Nous avons pris l’habitude, modifiés en profondeur par les chaînes d’information en continue et le tac au tac de l’actualité et des réseaux sociaux, à ne plus penser en perspective, mais dans l’instant. Le renoncement à toute perspective chronologique, en Histoire, avait des motivations profondes — des motivations de marché. On attend de nous un réflexe de consommation immédiat qui défie toute analyse. Les jolies couleurs du produit fini (« la réussite de tous », clament les fossoyeurs de l’École) nous empêchent de voir qu’à l’intérieur de l’emballage, il n’y a rien.
Et même moins que rien. Ce que l’on apprend à l’école, désormais, c’est l’extrême relativité de toute opinion et de tout savoir. « C’est votre avis, ce n’est pas le mien », clament des enfants qui ne savent orthographier correctement ni « c’est », ni « avis ». L’autorité du maître a été dissoute dans le chœur des opinions divergentes, l’atmosphère de débat perpétuel instaurée par des lois intelligemment perverses, et des réseaux sociaux où tout individu pourvu d’un clavier se pense tout-puissant.

On ne m’entendra peut-être pas, mais je le dis d’emblée : l’École ne dysfonctionne pas. Au contraire. Elle fait ce pour quoi on l’a programmée : créer un vaste melting-pot, un bouillon d’inculture, où les élèves n’acquerront que de très faibles notions, peu sûres, entachées d’approximations, d’erreurs et d’a priori idéologiques. Une matrice dont tout l’effort vise à produire des consommateurs et des travailleurs instables, peu formés, et dotés d’un instinct critique d’huître, mais susceptibles d’accepter n’importe quelle tâche pourvu qu’elle leur permette de regarder la télévision le soir.

L’« ubérisation » d’aujourd’hui a commencé dans les cervelles enfantines dès les années 1960. Elle s’est affermie après 1968, certes, mais faire porter aux événements de mai la responsabilité du délitement ultérieur est un prétexte commode pour ne pas scruter les vrais responsabilités.

Le choc épistémologique final est intervenu en 1976, quand le duo Giscard / Haby (son ministre de l’Éducation) a décidé, de manière si rapprochée que les deux événements, concomitants, étaient forcément coordonnés, de deux mesures dont les effets combinés ont produit l’actuel désastre. À ceci près que pour ses concepteurs, ce n’est pas du tout un désastre, mais une brillante réussite.

Ces deux mesures sont le collège unique (loi Haby du 11 juillet 1975) et le regroupement familial (29 avril 1976). Ce décret signé par Jacques Chirac, suspendu un temps par Raymond Barre (en novembre 1977) et finalement avalisé par le Conseil d’Etat le 8 décembre 1978, est la cause première des mutations imposées à l’École quelques mois auparavant. Il était bien sûr dans les tiroirs du gouvernement lorsque la loi Haby est votée. La combinaison de ces deux événements majeurs de notre Histoire récente a produit, par effet de ricochet, les effets secondaires dont le cumul est l’actuel désastre éducatif — ou, si l’on regarde le résultat sous le point de vue de ceux qui l’ont initié, sa totale réussite.

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Ce livre retrace les étapes du processus de déstructuration de l’Ecole, pierre de touche de notre présente débâcle. Nos présents renoncements, notre laïcité à géométrie variable, l’Histoire réécrite, la tolérance à l’intolérance religieuse, notre faiblesse face aux revendications de toutes origines, mais principalement religieuses, tout est relié à cette programmation initiale : on a voulu démanteler l’École, parce qu’elle était l’Ancien Monde, et que la modernité (un mot brandi comme une référence par les politiciens et les pédagogues, alors qu’il est synonyme de catastrophe) ne voulait surtout pas de citoyens pensants, informés, critiques et cultivés. Ce que nous appelons culture désormais est une macédoine d’idées toutes faites, de poncifs écœurants, d’affirmations hautaines et péremptoires, et de distance critique nulle. Notre obéissance actuelle à des diktats hygiénistes d’une rationalité suspecte, notre soumission à des décisions qui, si elles avaient été prises par d’autres, auraient mis des millions de personnes dans la rue, sortent de l’école de conformisme qu’est devenue le système éducatif français.

Il faut comprendre quelle chaîne de décisions, chacune se greffant sur la précédente et l’amplifiant, a créé cette spirale descendante qui a entraîné l’Ecole dans les abysses. Une décision en soi n’est rien — on peut la révoquer à tut moment. Mais une série de décisions, dont chacune amplifie la précédente, crée un système dont il est bientôt impossible de se déprendre.

C’est cet enchaînement fatal que j’entends ici décrire. Les décadences ne viennent pas par hasard.

Quant à la perspective de se secouer de cette suie idéologique, elle s’éloigne chaque jour. Tout le malheur de Cassandre, on le sait, est qu’elle dit la vérité, mais que personne ne la croit. Ainsi meurent les civilisations — celle de Troie comme la nôtre.


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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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