Que fait-on quand on ne fait plus de politique ? On fait de la morale. La politique, c’est très compliqué. Ce n’est pas l’art du possible comme le chantent les résignés, c’est vouloir changer de monde, ici et maintenant. C’est trouver, disait Rimbaud, le lieu et la formule. Changer le monde n’est pas nécessairement une idée de gauche, comme on aurait tendance un peu facilement à le croire.
Un libéral conséquent peut, dans son optique, estimer à juste titre que la société française meurt de ses blocages institutionnels, sociaux, sociétaux. Que l’Etat providence est un frein, pire une tunique de Nessus, pour la libre entreprise, le marché libre, enfin pour tout ce qu’il pense éloigner de nous la route de la servitude et le danger totalitaire potentiel qui se niche dans la moindre intervention publique, la plus infime régulation des flux financiers, bref tout ce qui affirme la prééminence de la loi sur le contrat.
Un ministre authentiquement libéral, cohérent avec lui-même et plutôt brillant est arrivé une fois au gouvernement. Il s’appelait Alain Madelin et il a été ministre des finances le temps de l’été 1995 dans le premier gouvernement Juppé. Il a démissionné, préférant ses convictions à son portefeuille ou, si vous préférez, préférant faire de la politique plutôt que de gérer simplement le réel en tentant tous les 36 du mois de l’infléchir sans succès.
En plus, notre libéral conséquent va assez vite se heurter à ceux qui votent pour lui en croyant banalement voter pour un homme de droite. Parce que le libéral conséquent est pour la dépénalisation de la drogue, l’exercice totalement libre de la prostitution, la possibilité de se faire euthanasier quand on l’a décidé, bref tout ce qui hérisse profondément les convictions conservatrices des tenants, précisément, de l’Ordre Moral façon Mac Mahon.
Ce qui fait que, si un libéral veut rester au pouvoir, il cesse d’être libéral. Christine Lagarde qui se proclame libérale et sauve les banques en 2008 avec l’argent du contribuable n’est pas libérale, elle illustre juste ce dirigisme de droite, très français, qui veut bien privatiser – mais avec des noyaux durs d’investisseurs institutionnels, comme on disait du temps de Balladur – et mutualiser les pertes et seulement les pertes. De fait, elle se soumet au réel, même s’il est injuste, même s’il heurte ses convictions. Le contraire, encore une fois, de la politique.
À gauche, c’est la même chose, symétriquement. Quand le FN invente l’expression UMPS, cela ne sort pas de nulle part, mais traduit le sentiment qu’aucun de ces partis de gouvernement n’est plus capable de faire de la politique. On peut, par exemple, sans trop s’avancer, parier qu’il y aurait eu une politique rigoureusement identique, toujours en septembre 2008, de la part d’un tandem Sarkozy-Lagarde et d’un tandem Royal-DSK si Royal avait été élue en 2007 et qu’elle avait choisi, ce qui est probable, pour ministre des finances l’actuel président du FMI qui ne fait plus, lui, de politique depuis longtemps. Alors que la logique idéologique d’une Lagarde aurait voulu qu’elle laisse faire le marché et sombrer les banques trop exposées, tandis qu’un DSK ministre socialiste des Finances aurait dû, en théorie, faire le contraire : les nationaliser et réorienter d’autorité le crédit vers la relance de la consommation et l’investissement dans l’économie réelle. Mais non, dans un camp comme dans l’autre, cela aurait voulu dire faire de la politique, faire la politique pour laquelle on a été élu mais qui contrarierait l’ordre des choses, ou ce qui est cru tel.
Le dernier programme en date du PS, écrit par Guillaume Bachelay pour 2012, est très à gauche. C’est-à-dire très politique. On doit se souvenir, du côté de la rue de Solferino, de la calamiteuse entrée en campagne de Jospin en 2002 et de cette phrase qui sentait son 21 avril par anticipation : « Mon programme n’est pas essentiellement socialiste. » Ce qui voulait dire, par avance : « Je renonce à faire de la politique, je renonce au risque de vouloir changer le monde, ne comptez pas sur moi pour la semaine de quatre jours, de nouveaux emplois jeunes, la délimitation stricte d’un périmètre du marché qu’on ne laissera pas s’attaquer aux services publics et le refus d’une BCE indépendante. »
Il avouait par avance l’impuissance d’un gestionnaire qui allait s’occuper de la France comme d’une épicerie menacée par les supermarchés de la mondialisation. On peut appeler cela de l’honnêteté ou du réalisme. On peut aussi appeler cela du renoncement, voire de la lâcheté. Heureusement pour nous que Robespierre ne fut pas réaliste, ni la Commune, ni de Gaulle en 1940, ni Blum et Mitterrand (au moins au début de leur passage au pouvoir). Heureusement que tout ce petit monde en fit un peu, de la politique.
Mais on sait déjà, à propos de ce programme socialiste, qu’il est surtout là pour mobiliser un noyau dur de convaincus éternellement cocus. Et essayer de mordre sur le Front de gauche avec un Mélenchon qui ne fait que ça, lui, de la politique.
Même chose à droite. À part quelques mesures pour les plus riches, que reste-t-il du volontarisme sarkozyste ? A-t-il, par son néo-conservatisme affiché, son libéralisme en bandoulière, enrayé le chômage, la désindustrialisation, la baisse du pouvoir d’achat, l’augmentation de la dette ? Allons donc… Il suffit de regarder sa cote de popularité dans laquelle, davantage qu’un rejet de ses idées et de sa personne (qu’on ne s’illusionne pas trop chez mes amis de gauche), il faut surtout voir le reproche de promesses non tenues, le reproche de ne pas avoir fait de politique.
Quand la gauche au pouvoir arrive ou croit arriver au bout de ses forces fin 1983 et entame ce fameux tournant de la rigueur, que se passe-t-il ? Elle invente la morale. S’est-on assez gaussé, à droite, de cette « gauche morale » qui parle d’antiracisme quand elle laisse licencier massivement, qui promeut le rap, la bédé, le tag comme arts émancipateurs pendant que l’écart des salaires se creuse, qui mobilise contre le « péril fasciste » pour qu’on ne regarde pas du côté du monétarisme dur de Bérégovoy. Et que dire de Jospin discutant des mutins de 1917 pendant qu’il privatise davantage que Juppé ? Ou de la moraline Royal sur les enfants qu’il ne faut pas toucher et dont la parole prime sur celle de l’adulte (il faudra compter les profs accusés injustement de pédophilie qui se sont suicidés) ou sur les femmes policières qu’il faut raccompagner à la maison ?
Cette niaiserie dangereuse, pour masquer l’impuissance dans l’action, je suis assez heureux de la voir à son tour s’emparer du sarkozysme.
Voici venu le temps de la droite morale. Seulement, évidemment : à droite morale, morale de droite. C’est-à-dire une morale qui droitise la droite. Là où la gauche misait sur le surmoi antifasciste de son électorat de base pour faire passer sa conversion à l’économie de marché, la droite mise sur ce qu’elle croit être le surmoi conservateur et réac du sien pour faire oublier qu’elle a lourdement échoué : et de ne plus parler, ou presque, que des dangers du tabac, de la drogue, de la pornographie, du mariage homosexuel, des bébés médicaments. De refuser d’ouvrir le moindre débat sur l’euthanasie ou les salles de shoot pour les toxicomanes. De pénaliser le client des prostituées (quand bien même serait-elle suivie – étrange ruse de la raison – par quelques féministes < em>old school). De stigmatiser les sans-papiers (au grand dam du Medef, qui ne veut pas perdre son armée de réserve pour faire pression sur les salaires), quand la gauche morale voyait en eux la figure ultime du damné de la Terre.
Alors, tout le contraire de la gauche morale, la droite morale ? Même pas. Juste un reflet. Un reflet inversé comme il se doit dans un miroir, le miroir de la fin du politique. Le pire, c’est que parfois, ça réussit.
Quand Sarkozy dit qu’il y croit pour 2012, pourquoi pas ? C’est, finalement, le même pari que le Mitterrand paternaliste de 1988, qui se fait réélire par 54 % des voix sans jamais parler de politique et tout le temps de morale : « France Unie », « Génération Mitterrand » et le reste à l’avenant.
L’électorat, fragilisé par une crise interminable, aime se laisser distraire par les maîtres d’école, les pères la pudeur, les big mother infantilisantes, les dames chaisières. Je vais t’expliquer comment équilibrer tes repas puisque je ne peux pas augmenter tes salaires ou donner un emploi à tes mômes. Merci Monsieur, merci Madame. Jusqu’à la prochaine fois…
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