C’est la vraie pénurie qui afflige l’homme occidental, en cette période d’opulence.
C’est au micro de Répliques, dans le cadre d’une émission consacrée à la place du père à l’heure de sa remplaçabilité procréative, que j’ai pris connaissance d’une caractérisation de l’homme due au psychanalyste Pierre Legendre, qui m’a paru stimulante. Nous y étions définis, nous autres Homo sapiens, comme des « anima[ux] généalogique[s] ».
L’homme, précisait Jean-Pierre Winter, se distingue en effet des autres animaux par le souci qu’il manifeste de sa filiation. « Un veau peut savoir, et s’intéresser à savoir, qui est sa mère – encore qu’il peut se tromper, d’ailleurs, puisque sa mère sera celle qui va le nourrir – ; mais il ne s’inquiète en rien de qui est son père, et surtout […] en rien de savoir qui sont ses grands-parents – encore moins ! –. » « L’animal humain », lui, s’en préoccupe ; et ce simple intérêt qu’il en a suffit déjà à le singulariser parmi les mammifères courants.
Toutefois, la définition legendrienne de l’homme tomberait un peu court, si elle se bornait à cette observation. Aussi faut-il entendre le caractère « généalogique » de notre animalité, non pas au sens premier qu’en donne le dictionnaire, mais dans l’acception, élargie, qu’un Nietzsche en a retenue, dans ses travaux philosophiques. La qualification legendrienne revient alors à affirmer le souci de l’hérédité des choses comme préoccupation la plus spécifique qui soit à notre espèce.
Un prédateur des origines
L’homme, à mes yeux, n’est ni un herbivore, ni même un quelconque carnassier ; c’est, comme le consignait Baudelaire dans ses Fusées, « l’animal de proie le plus parfait ». Par-là, je n’entends pas seulement son magistère incontesté sur l’ensemble de la chaîne alimentaire ; je veux rendre aussi la dimension sans équivalent de son instinct de prédation. L’homme, pour moi, c’est l’animal qui a étendu son instinct de prédation jusqu’à l’origine même des choses, qu’il poursuit jusque dans leur être, qu’il traque jusque dans leur ascendance ou leur antécédence. L’homme, autrement dit, ce n’est pas seulement une suprême habileté à la chasse ; c’est aussi, et surtout, une imprécédence dans l’appétit qui lui fait remonter des pistes qu’aucun autre fauve n’eût même conçu l’idée de suivre.
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Aussi suis-je convaincu que l’injection de sens est une entreprise éminemment humaine, peut-être la plus humaine qui soit. L’être humain doit être introduit dans l’univers, et cette introduction passe par l’institution d’un sens qui doit d’abord lui être livré par ceux qui l’ont précédé, avant qu’il ne soit en âge d’y travailler lui-même et d’additionner son œuvre à l’édifice collectif. J’insiste encore : la demande instinctive de sens qui est inscrite en nous n’a rien d’un couronnement dispensable ; elle n’est pas au faîte d’une quelconque pyramide des désirs, elle est à la base, à côté du boire et du manger. Nous avons besoin de sens comme nous avons besoin de pain. Nos âmes aussi ont leurs estomacs ; partant, comment ne pas comprendre qu’elles ont aussi leurs famines ?
Théorie pascalienne des ordres
Pascal, dans ses Pensées, exposait et développait une conception tout à fait singulière de la tyrannie. La tyrannie, définissait-il, c’est un désir de domination hors de son ordre ; une volonté de régner hors ses frontières, d’imposer sa logique hors ses États. « On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : « je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer […] » Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : « Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas. » »
L’apologète chrétien distinguait ainsi trois ordres : l’ordre de la chair, régi par la force – domaine des grands et des puissants – ; l’ordre de l’esprit, présidé par la science – apanage des génies et des savants – ; et enfin, l’ordre de la charité, dominé par la grâce – royaume des prophètes et des saints –. Dans le juste état des choses, chacun d’entre eux agit souverainement en son magistère, et sacrifie pour le reste aux exigences en vigueur. Chaque ordre est autonome, et évolue indépendamment des autres.
La tyrannie commence avec la méconnaissance de cette indépendance ; autrement dit, avec la colonisation d’un ordre par un autre, dénaturé par l’imposition d’une logique intérieure orthogonale à la sienne : monarque prétendant faire la police en matière de science, savant dicter sa loi en matière de foi religieuse, saint régner divinement en matière politique.
La pétrification mathématique de la vie
La famine actuelle des âmes se réinterprète alors aisément : elle est le corollaire mathématique de la tyrannie exercée par l’ordre de l’esprit sur l’ordre de la charité. A ce régime, Dieu chez Pascal, le sens, dans ma terminologie, dépérissent peu à peu. La science, en effet, ne secrète aucun sens : tout son objet, au contraire, consiste précisément à en reculer l’origine vers des amonts toujours plus lointains. Le sens requiert un dessein, une volonté, une aspiration ; la science ne chérit que les causalités implacables et aveugles, à l’indifférence inhumaine[tooltips content= »« Ô prisonniers, comprenez-moi ! Je vous délivre de votre science, de vos formules, de vos lois, de cet esclavage de l’esprit, de ce déterminisme plus dur que la fatalité. Je suis le défaut dans l’armure. Je suis la lucarne dans la prison. Je suis l’erreur dans le calcul : je suis la vie. Vous avez intégré la marche de l’étoile, ô génération des laboratoires, et vous ne la connaissez plus. » (Saint-Exupéry, Courrier Sud) »](1)[/tooltips].
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La science n’aspire pas au sens, elle ne vise que le congédiement du mystère, la pétrification mathématique de la vie. Ce que la science accroît, d’abord, c’est donc la prévisibilité de l’arbitraire ; et ensuite, évidemment, c’est l’arbitraire lui-même, à mesure que le sens est repoussé plus avant. Or, l’arbitraire n’est pas le sens, mais un milieu entre l’absurde et le sens – semblable au vide dont Pascal, dans sa correspondance avec le père Noël, faisait un milieu entre la matière et le néant -.
Extension du domaine de l’arbitraire
Aussi assiste-t-on, avec les progrès de l’ordre de l’esprit, et le recul de l’ordre de la charité, à une extension du domaine de l’arbitraire, et à un reflux corrélatif du sens. Bientôt, la « pensée calculante », pour parler comme Heidegger, finit par avoir raison de toute « pensée méditante ». Alors, comme le notait avec justesse Spengler, en 1931, dans L’homme et la technique : « On ne pense plus qu’en chevaux-vapeur. On ne regarde plus de chute d’eau sans vouloir la transformer en électricité ; on ne regarde plus d’enclos de troupeaux qui paissent sans penser à l’exploitation de leur stock de viande ». Bref, on ne croit plus qu’aux seules vertus de la logique et du nombre.
Or, rien n’assèche la profondeur, la beauté ou l’âme d’une chose comme un nombre. C’est en vain qu’un regard s’attarde ou qu’une attention s’aiguise contre lui, il n’y a rien à en pénétrer. Considérez seulement, si ceci ne vous parle pas, la différence d’humanité entre un nom et un code-barre, entre Jean et #105114. Sentez-vous l’abîme de sens qui sépare le premier du second ? L’odeur de presse qui accompagne le code-barre, la nécessaire dessiccation qui va de pair avec lui ?
La substitution de la logique à l’organique
Péguy écrivait, dans Notre Jeunesse : « Je suis épouvanté quand je vois […] combien nos jeunes gens sont devenus étrangers à tout ce qui fut la pensée même et la mystique républicaine. Cela se voit surtout, et naturellement, comme cela se voit toujours, à ce que des pensées qui étaient pour nous des pensées sont devenus pour eux des idées, à ce que ce qui était pour nous, pour nos pères, un instinct, une race, des pensées, est devenu pour eux des propositions, à ce que ce qui était pour nous organique est devenu pour eux logique […] On prouve, on démontre aujourd’hui la République. Quand elle était vivante on ne la prouvait pas. On la vivait. » [tooltips content= »Autrement dit : ce qui va de soi ne se problématise pas. Et on pourrait penser ici à toutes ces expressions délicieuses qui ont envahi notre quotidien : « vivre-ensemble », « faire société », … »](2)[/tooltips]
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Toute la précarisation contemporaine du sens se lit là, dans cette substitution systématique de la logique à l’organique : la science, donc l’arbitraire, a succédé à ce qui allait de soi[tooltips content= »On pourrait dire encore, avec Spengler : « l’irréligion scientifique a pétrifié la religion du cœur ». Dans cette pétrification, Spengler voyait d’ailleurs l’un des symptômes de l’entrée d’une culture en phase civilisationnelle terminale. »](3)[/tooltips]. Cependant, à l’époque de Péguy, les conclusions tenaient encore, parce que les prémisses, elles, restaient acquises. Les axiomes de base continuant d’être vécus comme des vérités organiques, on ne faisait jamais que redémontrer les évidences d’hier ; on accomplissait, pour elles, le même travail de retrempe qu’un Descartes, en son siècle, avait pu accomplir pour l’âme, ou l’existence de Dieu, dans ses Méditations.
Mais aujourd’hui, les prémisses elles-mêmes ne tiennent plus, par l’action de quelques demi-habiles bien intentionnés. Rien ne se présente plus que comme une construction sociale susceptible de faire l’objet d’une déconstruction en sens inverse ; et le moderne est laissé seul à se débattre avec ce sentiment envahissant que tout, absolument tout, n’est jamais qu’arbitraire. On comprend mieux, dès lors, la fuite contemporaine devant la pensée méditante, la passion à aller s’abrutir dans quelque divertissement. « Je ne pense pas toujours, donc je ne suis pas toujours triste », écrivait en substance Cioran. Un tel aphorisme nous parle : il est la marque d’un monde dans lequel l’hébétude est plus heureuse que la lucidité. Pas de doute, donc, il s’agit bien du nôtre…
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