Certains, comme Michel Polac, se sont éclipsés au mois d’août. D’autres préfèrent les premiers jours de l’automne pour prendre congé. C’est le cas de Thomas Szasz qui eut, entre autres privilèges, celui d’être désigné comme le psychiatre le plus haï des États-Unis − non par ses étudiants de l’Université de New York, ni par ses patients, mais par la confrérie médicale. Il est vrai qu’avec quelques francs-tireurs comme Franco Basaglia (tendance communiste), Ronald Laing (tendance sartrienne), Michel Foucault (inclassable), le libertaire Thomas Szasz avait, dans des livres d’une ironie cinglante et d’une logique imparable, dynamité l’idéologie psychiatrique qui relevait plus, à ses yeux, de la religion ou de la morale que de la science.[access capability= »lire_inedits »]
Pour avoir eu la chance de devenir son ami et son éditeur dans les années 1970, je peux témoigner qu’il ne temporisait jamais. Jusqu’à sa mort récente, à l’âge de 91 ans, il prit un malin plaisir à ridiculiser le conformisme hygiéniste, compassionnel et médical au service de l’État thérapeutique. C’est dire que la Sécurité sociale façon Obama révulsait ce libertarien. Mais surtout, et c’est ce qui me le rendait si proche, il portait en lui culturellement l’héritage de Karl Kraus, l’immense écrivain et polémiste viennois auquel il avait d’ailleurs consacré un livre : Karl Kraus et les docteurs de l’âme.
Dans un entretien que j’avais fait avec Michel Foucault pour Le Monde, celui-ci confiait son admiration pour Thomas Szasz qui était, par ailleurs, un ami commun. Il jugeait son livre Fabriquer la folie supérieur à sa propre Histoire de la folie à l’âge classique. Bel exemple de modestie et de lucidité. Tous deux avaient une égale aversion pour les contorsions rhétoriques de Lacan et son hystérie inspirée de Dali. Cioran, fervent lecteur lui aussi de Thomas Szasz, partageait leur jugement.
À l’âge de 18 ans, Thomas Szasz avait fui, avec son frère George, la Hongrie qui s’apprêtait à recevoir des visiteurs peu amènes. Il pensait, comme Billy Wilder, que les juifs pessimistes s’étaient retrouvés à Hollywood et les optimistes dans des camps. Toutes les formes d’optimisme ou de progressisme lui étant étrangères, il se tourna vers la psychiatrie, avant de pratiquer la psychanalyse. Son insolence naturelle le conduisit vite à des conclusions proches de celles de Karl Kraus, à savoir que la psychanalyse est cette maladie mentale qui se prend pour sa propre thérapie. Mais il réserva ses sarcasmes à la psychiatrie (il n’y ajoutait pas plus foi qu’à la religion), ce qui indisposait d’autant plus ses confrères qu’il l’enseignait à l’Université. Il était, bien entendu, favorable à un libre usage des drogues, ainsi qu’au suicide assisté et hostile à ce qu’il nommait la « pharmacratie ». Son dernier livre, publié en 2011 par l’Université de Syracuse, portait un titre décapant : The Prohibition of Suicide : the Shame of Medicine. De manière aussi spirituelle que féroce, il notait : « Si vous ne savez pas quoi faire de votre vie, vous pouvez la mettre de côté en attendant, ou décider qu’elle ne vaut rien et la mettre au rebut. Après tout, on trouve bien raisonnable de se débarrasser des détritus qui vous encombrent… Pourquoi faut-il alors que le fait de se débarrasser de la vie soit un symptôme de maladie mentale ? »[/access]
*Photo : 21747.
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