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La dernière campagne du Quai Conti


Immortel, enfin, le roman de Pauline Dreyfus débute par un coup de fil. Nous sommes en juillet 1968 dans une paisible propriété de la forêt de Rambouillet où les turbulences du mois de mai ont été amorties par les chênes centenaires. Loin du chaos parisien, l’écho des pavés est à peine parvenu aux oreilles d’un couple de prospères retraités. Paul et Hélène Morand vivent un mois de l’année dans cette province bucolique. L’appel de Jacques de Lacretelle va remettre en piste le plus célèbre des réprouvés, l’exilé de Vevey, l’homme pressé qui, entre deux saillies, filait jadis à toute allure dans sa rutilante Bugatti. Le portrait est plus flamboyant que la triste réalité de cette fin des années 60. Paul Morand, ce personnage sulfureux des lettres françaises, est un revenant. Sa vie, une épopée d’un autre temps. Né en 1888, disciple de Giraudoux, coureur de 1 500 mètres, reçu premier au concours des Affaires étrangères, attaché d’ambassade à Londres, jeune écrivain préfacé par Proust, auteur de romans rapides comme l’éclair, son prestige est alors immense.

On le lit, on l’admire, on le jalouse. 35 voitures au compteur. Jet-setter avant l’heure, il parcourt l’Europe galante. Des dizaines de femmes le désirent, une seule réussit à l’enchaîner. Cet apôtre de la liberté, de la passion et du bonheur éphémère connaît ses ultimes moments d’insouciance. La Libération sonnera en fait le glas d’une carrière promue aux plus hautes distinctions. Dès 1928, comme le rappelle Pauline Dreyfus, Paul Morand était pressenti pour devenir « rapidement » un immortel. Prêter serment de fidélité au Maréchal n’aura pas été sa meilleure intuition et aura passablement retardé sa postérité. En 1968, l’homme est fatigué, ses genoux fragiles et ses rares amis, tous enterrés. Chardonne est parti en mai de cette même année. Nimier, ce fils spirituel qui lui avait remis le pied à l’étrier est mort dans un accident de voiture sur l’autoroute de l’Ouest depuis déjà six ans. La vulgarité du monde moderne dégoûte cet homme habitué aux prévenances et aux plaisirs de caste. Les embouteillages, les HLM, le bronzage, ce n’est pas son monde à lui.

Dans sa jeunesse, il skiait à St-Moritz, se baignait dans une Méditerranée à la pureté originelle et il n’y a pas si longtemps conduisait une 300 SL à portes papillon. Un esthète. Congés payés, étudiants chevelus et révolutions ne sont visiblement pas sa tasse de thé. Le désir de revanche est pourtant bien là. Intact. Les blessures de l’opprobre encore vivaces. Son fidèle ennemi Mauriac fait toujours barrage à son entrée au Quai Conti. En 1958, Morand n’avait obtenu que dix-huit voix, il lui manquait celle du Cardinal Grente pour disposer des dix-neuf voix indispensables à son élection. Il avait pourtant juré qu’on ne le reprendrait pas dans cette quête aux ridicules hochets. Il récidive cependant en 1959 mais le Général revenu aux affaires s’y oppose, ne pardonnant pas au diplomate son choix de 1940. Morand se retire alors de la compétition. Puis, plus rien avant ce coup de téléphone de 1968 qui change la donne. Pauline Dreyfus fait le récit émouvant d’un vieil homme, lucide sur les maigres mérites d’une reconnaissance littéraire aussi tardive mais qui en savoure, malgré tout, les délices frelatés. Cette cinquième tentative pour enfin décrocher son fauteuil à l’Académie est racontée avec beaucoup de sincérité, d’intelligence, de parti pris et d’amour pour ce grand écrivain. Car si les choix politiques de l’homme sont critiquables, son écriture demeure un plaisir indémodable, une cavalcade de mots qui vous percutent et vous emportent. Qui peut résister à ce style fracassant ?

Pauline Dreyfus a très bien lu Morand, elle lui emprunte parfois quelques fulgurances comme cette phrase : « il y a plus beau que Paris, c’est la nostalgie de Paris ». On dirait du Morand, c’est du Dreyfus. Immortel, enfin nous montre un Morand qui doute de son talent, qui finit par croire les âneries qu’on raconte sur lui : il ne serait qu’un modeux, un écrivain de salon. Dans son livre Entretiens, Paul Morand se reprochait à demi-mot son « instabilité » : « Je ne peux pas tenir en place, j’écris dix lignes il faut que je m’en aille ; donc je reprends, et je recommence cinq ou six fois. C’est l’histoire de la plupart des écrivains : un talent coulant de source comme Giraudoux est chose très rare ». Pour décrire l’ambiance de cette ultime tentative, Pauline Dreyfus a recréé les décors, le grand appartement de l’avenue Charles-Floquet dans le VIIème, Raymond le volubile maître d’hôtel, les deux bonnes espagnoles, le chow-chow à l’inévitable langue violette et les invités du couple Morand. Vous découvrirez un Patrick Modiano scrutant ce manège, un Pascal Jardin fétichiste des bottes, un Banier truculent, une Nathalie Baye en lectrice attitrée de Madame, un Jean d’O primesautier, enfin tout un univers disparu, cocasse et factice, où la littérature était au cœur des conversations[1. A lire également sur ce sujet : Entretiens de Paul Morand – La petite vermillon, Paul Morand, un évadé permanent de Gabriel Jardin- Grasset, Le soufre et le moisi, la droite littéraire après 1945 de François Dufay – Tempus.].

Immortel, enfin de Pauline Dreyfus – Grasset



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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