En 1977, Claude Goretta adoptait La Dentelière de Pascal Lainé. Rarement visible à la télévision, Arte a la bonne idée de proposer au spectateur ce film subtil sur la lutte des classes avec Isabelle Huppert au sommet de son art.
En ce début de printemps, Arte nous fait encore un beau cadeau : la diffusion de La Dentellière de Claude Goretta, film de 1977 d’après le roman éponyme de Pascal Lainé, qui obtint le prix Goncourt en 1974. Et La Dentellière, c’est bien sûr le premier grand rôle d’Isabelle Huppert au cinéma. Est-il besoin de préciser qu’elle est déjà magistrale ?
C’est l’histoire de Pomme, une petite shampouineuse de dix-neuf ans, qui semble traverser la vie en s’excusant. Les objets sont ses amis, les humains, elle les observe. Elle rencontre sur la côte normande un jeune étudiant en Lettres, issu d’une famille de hobereaux du coin. On ne sait s’ils s’éprennent vraiment l’un de l’autre, mais ils emménagent ensemble à Paris. Cependant, l’étudiant finit par avoir un peu honte de sa shampouineuse inculte – qui ignore la signification du mot « dialectique »- et finit par la congédier.
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Pomme tombe malade, très malade. Le dernier plan du film la montre dans un hôpital psychiatrique en train de tricoter, se balançant sur sa chaise comme une petite vieille, qu’elle est déjà devenue. « Il sera passé à côté d’elle, juste à côté d’elle sans la voir, car elle était de ces âmes qui ne font aucun signe, mais qu’il faut patiemment interroger, sur lesquelles il faut savoir poser le regard. Un peintre en aurait fait autrefois le sujet d’un tableau de genre. » Telle est la dernière phrase du roman citée en générique de fin.
Luttes des classes, mais pas seulement…
Évidemment, ce film a donné lieu à nombre d’analyses marxistes : Pomme la shampouineuse et l’étudiant en Lettres, c’est la lutte des classes en action. Cette lecture n’épuise pourtant pas la beauté du film. Claude Goretta, le réalisateur du film, était, avec Alain Tanner, le chef de file du nouveau cinéma suisse dans les années 70. Il réalisa notamment pendant quinze ans, pour la télévision suisse romande, des portraits très sensibles, dans une veine naturaliste, comme savent si bien le faire les cinéastes anglais. On pourra penser à Ken Loach, avant qu’il ne s’enferme dans une vision misérabiliste systématique de ses personnages. Goretta savait capter à merveille, avec une infinie délicatesse, l’âme des « petites gens » telle cette femme de pêcheur breton, ou cette mère de famille nombreuse dans un HLM de Nanterre. Et cela vaut tous les discours marxistes de la terre. Et c’est par pudeur, car il lui semblait que sa caméra devenait intrusive, qu’il décida de réaliser des portraits de fiction.
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Il s’est donc emparé de la Dentellière, comme aurait pu le faire ce peintre d’autrefois, qu’évoque Pascal Lainé à la fin de son roman. Pomme est l’astre discret, la petite étoile presque éteinte, autour de laquelle tournent les autres personnages. Il y a Marylène, sa patronne au salon de coiffure, interprétée par cette actrice si emblématique des années 70, qu’est Florence Giorgetti. Elle a cette sensualité, cette liberté innée de certaines actrices de l’époque. Marylène semble croquer la vie, à l’inverse de Pomme, mais elle est foncièrement triste, éternelle maîtresse d’hommes mariés.
Et puis il y a François, le « fiancé » de Pomme, toujours vêtu de noir comme un oiseau de mauvais augure, dont on comprend qu’il est avant tout un homme faible, car il décide de se séparer de Pomme lorsqu’il s’apperçoit que celle-ci déplaît fortement à sa mère : « Elle a l’air honnête » dit-elle, avec un fond de mépris… Et enfin, la mère de Pomme, que l’on voit peu, mais dont on comprend qu’elle est de la même race que sa fille: de ces femmes que la vie a oubliées.
Un prénom qu’on n’entend pas
La caméra de Goretta est focalisée sur Pomme, à l’affût de ses moindres gestes, qui parlent pour elle, car les mots semblent lui échapper ou ne pas l’intéresser. On devine sa gourmandise lorsqu’elle lèche un saladier de mousse au chocolat, la nourriture semble être son unique réconfort. Elle exprime sa sensualité à travers le linge qu’elle plie amoureusement, pour faire plaisir à son étudiant, elle repeint le studio en blanc, lave soigneusement les tasses du petit déjeuner pendant que celui-ci dort dans les draps qu’elle a dû repasser. Pomme se rattache au concret.
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C’est avec beaucoup de finesse que le cinéaste signifie que son personnage ne peut s’incarner au travers des mots, et qu’elle finira par s’effacer totalement. Lors de la rencontre avec l’étudiant, lorsque celui-ci lui demande son prénom, on ne l’entend pas le prononcer, et s’ensuivra un fondu au noir, qui préfigure déjà la fin.
La dentellière disponible jusqu’au 13 mai 2023 sur Arte.
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