La tribune publiée dans le journal Libération du 1er août par les deux plumitifs Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie (sous le titre « Célébrer les rebelles ou promouvoir la réaction ? ») n’aurait sans doute mérité qu’un haussement d’épaule et un sourire las, tant le sectarisme borné de matons de Panurge enfermés dans leur cage aux phobes nous est désormais tristement familier. La routine des inquisitions, délations et excommunications auxquelles se livrent ces pseudos intellectuels prétentieux aux titres académiques fragiles mais aux allures de Savonarole certaines, nous fatigue désormais plutôt qu’autre chose.
Mais outre la grossièreté et la violence du terme « dégoût » accolé au nom de Marcel Gauchet, c’est le dernier paragraphe de cet appel à la censure qui interpelle et exaspère le constitutionnaliste. Que nous disent au final les grenouilles du bénitier bourdivin ? Ils affirment haut et fort en serrant leurs petits poings cruels que : « Tout intellectuel ou écrivain soucieux de la pensée démocratique devrait boycotter » les « Rendez-vous de l’histoire » dont la conférence inaugurale a été confiée au dégoûtant directeur de la revue Le Débat tandis qu’ils invitent carrément la présidente de cette manifestation à démissionner !
On croit rêver. Ces procureurs effrontés n’hésitent pas à prôner la censure au nom de la démocratie ! Voilà encore, pour reprendre leurs propres termes, un bel exemple « de falsification, de fabrication et de mise en circulation de fausse monnaie ». Tordre le terme « démocratie » pour lui faire dire exactement le contraire de ce qu’il désigne est, en effet, l’une des caractéristiques les plus répandues de la doxa postmoderne.
Étymologiquement, la démocratie est issue du terme grec demos-kratos qui désigne le gouvernement de tous, c’est à dire la souveraineté collective, par opposition au gouvernement de quelques-uns (aristocratie) et au gouvernement d’un seul (monocratie). L’usage politique et juridique du terme ne s’est jamais écarté de ce sens premier : la démocratie est le pouvoir d’auto-détermination du corps politique, c’est-à-dire, concrètement, de l’ensemble des citoyens statuant majoritairement. Elle est résumée dans la formule de Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre ». Montesquieu indiquait ainsi: « Lorsque dans la République, le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie ». La loi, expression de la volonté générale selon Rousseau, requiert donc, après un débat contradictoire justement dit « démocratique », une décision finale adoptée à la majorité.
La délibération pluraliste et la décision majoritaire sont ainsi les deux éléments constitutifs de la démocratie. Pour que les citoyens puissent réellement s’auto-déterminer il leur faut pouvoir choisir librement, soit le contenu de la décision elle-même (par référendum) soit leurs représentants (par l’élection). Or, il n’y a pas de libre détermination possible dans un sens unique. Les États qui ont mis en place des systèmes de parti unique obtenus par la censure de la presse, la condamnation des dissidents, l’intimidation ou la terreur, les candidatures officielles, le scrutin public et toute autre méthode tendant à anéantir l’esprit critique et la possibilité de choisir en imposant une pensée uniforme, ont évidemment sombré dans le totalitarisme.
Et voilà ce que nous proposent exactement nos khmers roses : interdire l’accès à l’espace public des idées comme des hommes qu’ils jugent inacceptables (sur le fondement, de surcroît, de critères risibles), imposer une pensée unique non négociable et non discutable et, finalement, substituer au principe majoritaire consubstantiel à la démocratie, la seule tyrannie de minorités hystériques essentiellement mues par le ressentiment. Pis encore, il faudrait censurer en priorité Marcel Gauchet, sans doute pour avoir justement démontré comment la postmodernité est parvenue à invoquer de façon perverse « la démocratie contre elle-même » (Gallimard, 2002).
S’interrogeant sur les institutions européennes, Pierre-André Taguieff émettait en 2001 un jugement aussi dur que vrai : « L’Europe est un empire gouverné par des super-oligarques, caste d’imposteurs suprêmes célébrant le culte de la démocratie après en avoir confisqué le nom et interdit la pratique » (Les ravages de la mondialisation heureuse, in « Peut-on encore débattre en France ? », Plon – Le Figaro, 2001).
Confisquer le nom et interdire la pratique de la démocratie, tel est aussi le « programme » de toutes les oligarchies sociétales qui prétendent, au fond, « en finir avec les sales gueules » et pour lesquelles, à nouveau, tout anti-communautariste est un chien.
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