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La démocratie contre la culture


La démocratie contre la culture

Autant avouer mon inculture…
Oh, il s’agit de compositeurs modernes ou contemporains. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ces noms soient inconnus à bon nombre de lecteurs puisque la musique est à peu près totalement sortie du champ culturel, où la remplace ce qui était à peu près son contraire et qui, pour que les cartes soient bien brouillées, s’appelle maintenant, en novlangue, la musique – je pense à ce qu’on nommait jadis les variétés, le music-hall, les divertissement, la chansonnette, etc. La transformation-renversement de sens du mot culture est à peine moins radicale, puisqu’il est chargé de signifier à présent industrie culturelle, loisirs, divertissement, temps libre, carnet mondain, etc. Cela étant, qu’il y ait une hiérarchie entre les arts n’implique pas qu’il n’y en ait pas à l’intérieur de chacun. Un grand compositeur de chansons peut-être un meilleur musicien qu’un mauvais compositeur de musique savante. Cela n’implique pas que la chanson en bloc est un art aussi précieux que la musique savante en bloc.

Admettons que les Beatles ne valent pas Mozart, mais pourquoi ? Existe-t-il critère « interne » qui permettrait de distinguer le beau et le grand du mineur et du vulgaire ?
L’inépuisabilité ? Et pardon pour ce mot affreux. L’art nous dépasse de toute part, il n’est jamais notre contemporain (pas même l’art contemporain, quand il est grand).

Coupable d’élitisme assumé, vous êtes accusé de racisme par Frédéric Martel, producteur à France Culture. Pour vous, la culture a une langue, une histoire et une géographie. L’idée d’une culture sans frontières est-elle absurde ? L’universalité de Proust ou de Dostoïevski est-elle une fadaise bienpensante ?
L’art est toujours étranger. Il se reconnaît à ce qu’il est obstinément pas nous. Ce qui en lui est universel, c’est son étrangèreté. Dans un monde sans frontière nous serions partout chez nous, quelle horreur ! Verlaine toujours : Que me veut cet at home obèse ? Proust est universel parce qu’il est, entre autres choses, très entre autres choses, merveilleusement français (et même français de Saint-André-des-Champs, pour parler comme lui). L’art qui naît universel n’est pas de l’art : au mieux il relève de l’industrie culturelle, au pire de la propagande (c’est souvent la même chose). La France intéressait le monde entier quand elle était profondément la France. Universelle, elle n’intéresse plus personne : tout le monde a aussi bien ou pire chez soi.

La culture française a été un cadeau, un horizon dont rêvaient les immigrants. De même que vous renoncez à la démocratisation, renoncez-vous à faire des enfants d’immigrés de « bons Français » capables de transmettre la haute culture française ? Refusez-vous à quiconque le droit de la faire sienne ?
Je ne renonce pas du tout à la démocratisation, rien ne serait plus indispensable que d’amener à la culture, indéfiniment, des nouveaux venus. C’est l’hyperdémocratie qui rend et la culture et la démocratisation impossibles et qui, pour parler comme on parle, c’est-à-dire mal, a enrayé l’ascenseur culturel comme tous les autres. Il en va de même en cela de la culture et de la nationalité : pour y amener de nouveaux venus, il faut qu’il y ait quelque chose à rejoindre. Groucho Marx a très bien vu ça, avec son fameux club qui n’est pas assez bon pour lui s’il accepte parmi ses membres un type comme lui. Qui a envie de rejoindre une culture qui lui court après en lui expliquant qu’elle sera tout ce qu’il voudra qu’elle soit et tout ce qu’il dira qu’elle doit être, qu’elle sera lui, qu’il est ce qu’elle a de plus précieux ? Je ne refuse donc à personne le droit de dire que cette culture est sienne. Je souhaiterais au contraire que, ce droit, les nouveaux venus en usassent davantage au lieu de nous sommer perpétuellement, et avec quel succès, d’accepter pour culture, pour notre culture, la leur.

Pour Maurras, la religion était le moyen de maintenir un certain ordre social. Assigneriez-vous la même mission à la culture ?
Oh la barbe avec Maurras ! Maurras vous-même ! À part ça la réponse est non. La culture est un précieux instrument de desserrement du lien social. Elle enseigne à vivre à contretemps, à échapper au mimétisme, à aller voir des tableaux au musée d’Agen, et pas au Grand-Palais un jour de semaine quand Télérama et le « 20 heures » ont décrété qu’il fallait s’y précipiter ; à visiter des châteaux déserts et silencieux le jour de la Fête de la Musique. Elle sert à forger cette chose si rare, des individus.

La grande déculturation

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Août 2008 · N°2

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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