La démocratie a affaibli les démocrates d’Afghanistan


La démocratie a affaibli les démocrates d’Afghanistan
Livres et cahiers après un attentat à la bombe près d'une école de filles, Kaboul, 9/5/2021 AP Photo/Mariam Zuhaib)/XRG105/21129357778401//2105091315 AP22565862_000014

La tentative de plaquer le modèle de la démocratie occidentale et d’une société ouverte sur la société afghane a exacerbé les tensions internes et donné l’avantage aux obscurantistes

La défaite du régime pro-occidental afghan est peut-être la preuve que le modèle de société occidentalisée ne peut s’appliquer en Afghanistan. L’idée de l’impossibilité de transférer la démocratie par la force est déjà bien répandue, nimbée d’un bon sens facile: certains peuples ne sont pas prêts pour la démocratie parce que leurs traditions l’empêchent. Difficile de prétendre autrement en Afghanistan, en Irak, au Yemen. Pourtant, cette affirmation ne vaut pas démonstration, et il faudrait décrire les raisons de cette impréparation. Ma lecture des évènements afghans me porte à croire que la démocratisation n’y a pas échoué à cause d’une réticence chez les Afghans mais, tout au contraire, à cause d’une trop grande attraction.

Bobos d’ici et bobos de là-bas

Notre modèle de démocratie occidentale implique la coexistence de diverses classes, castes, ethnies, idéologies, et « lifestyle »,  unies dans la certitude d’être complémentaires dans un ensemble indivisible. Aucun groupe ne cherche à exterminer l’autre, mais à le convertir tout au plus. Une caste particulière a émergé pour être le porte-drapeau de cette idéal de coexistence des lifestyles: les bobos. Or, l’Afghanistan a connu aussi l’émergence d’une caste bobo, ceux qu’à New York l’on nomme des Hipsters et qui à Paris peuplent la ville et une grande partie de notre espace intellectuel. Sans que la société afghane citadine ne soit allée jusqu’à la Gay Pride, un parallèle existe entre bobos de là-bas et bobos d’ici. Les femmes devaient certes s’habiller pudiquement sous la République pro-occidentale, mais point de burqas à Kaboul, hormis dans les quartiers populaires où vivent des ruraux repliés, des descendants de personnes déplacées internes. Certains quartiers de Kaboul, de Kandahar et de Hérat, avaient un air d’Europe balkanique, avec ce mélange de modernité et d’archaïsme dans la bonne humeur. À Kaboul et d’autres grandes villes les femmes occupaient des postes intéressants, les salons de coiffure foisonnaient, les ONG et les écoles de musique employaient des milliers de personnes. Les jeux et les concours de chants à la télévision, les matchs de football, les pique-niques, les cafés, tout ce qui avait été interdit par les Talibans entre 1991-1996 vibrait sous la République pro-occidentale.

En Afghanistan, une tension existe entre les citadins bobos et les ruraux. Dans les campagnes, des femmes en burqa, et surtout des hommes désœuvrés qui se voilaient souvent le visage à chaque regard ou parole d’une personne étrangère à leur village. La présence de caïds en 4X4, et de pauvres manants, dans une ambiance de film d’aventure, même si une école financée par l’étranger pouvait surgir ici ou là. Les femmes cachées, la vie extérieure quasi nulle, le gouffre culturel. Pas l’ombre d’une librairie, d’un bureau de presse, d’un bureau de poste, ni même un restaurant distingué. Des paysans sans les mêmes connaissances que les Occidentaux, et généralement fort peu instruits au-delà du Coran et de l’expérience de la vie, sans oublier l’influence persane mystique de Roumi et de Hafiz. On se rappellera que le commandant Massoud et ses proches venaient de consulter un livre de Roumi, utilisé comme un genre de Yi King divinatoire, lorsque l’assassin est venu pour son rendez-vous ce 9 septembre 2001. Ou encore, référons-nous à un documentaire de 2010 sur une patrouille danoise de la force internationale, Armadillo: les soldats croisent un jeune paysan en pleine campagne qui leur dit d’emblée: « Vous êtes des Juifs? » Les paysans ont entendu parler de Juifs, mais ni de Darwin ni de Napoléon ni de Benjamin Franklin ni probablement de Hitler, et encore moins de Harvey Milk et de l’écriture inclusive. Une telle scène eût été improbable dans les  quartiers bobos de Kaboul. Mais dans le reste de l’Afghanistan les attitudes et croyances d’un peuple isolé abondaient. Les Pachtouns, de l’ethnie la plus nombreuses de la mosaïque afghane, ont un degré supplémentaire de distance: leur langue, le pachtoun, ne leur donne pas d’accès direct à la culture persane de la majorité des ethnies afghanes, persanophones.

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Voici que l’Armée nationale afghane, ANA, s’est effondrée. Mais qui donc la composait? Certainement pas les bobos persanophones de Kaboul. A-t-elle reçu l’ordre de ne pas tirer, de laisser les Talibans arriver, en échange d’une amnistie décrétée par la direction talibane, voilà qui est plus que probable. La corruption du régime était-elle excessive au point de ne plus payer ni chausser les soldats? Possible. La faible fidélité des militaires du rang était palpable depuis longtemps. Les recrues s’étaient généralement enrôlés pour la maigre solde. Également visible: l’absence totale d’esprit patriotique militaire chez les bobos. La République n’avait pas instauré la conscription! Les bobos  avaient entièrement délaissé le métier des armes. Une belle armée de métier européenne, voilà qui pouvait les impressionner, mais l’armée afghane républicaine, sans tradition ni gloire ni cachet, non. Quant à la police afghane, le mépris était total. Les images que nous avons aperçues de la chute de Kaboul sur les écrans de télévision montraient des citadins, souvent anglophones, qui se plaignaient d’avoir été lâchés par leur armée, par leur police, par leur président, par les États-Unis. « Sortez-nous d’ici, qu’allons-nous devenir, il nous  faut un avion,  un visa… » Aucun n’a dit, sur des centaines observées au hasard depuis des jours: donnez-nous des armes, No Pasarán… Seuls les forces spéciales ont fait montre de combattivité. Les aviateurs aussi ont continué de bombarder. Ces deux formations d’élite étaient très différentes des autres, et assez proches des forces spéciales et aviations occidentales, de vrais guerriers romantiques. Un monde à part, mais non pas une catégorie sociale. À quelques dizaines de milliers, ils ne pouvaient sauver les bobos et les femmes évoluées.

Si les bobos ont pullulé, c’est grâce à la protection de la Coalition internationale, et de l’esprit de modernité apporté par les ONG étrangères et les Afghans de l’étranger. L’on se réjouissait de l’absence d’esprit guerrier de ces jeunes hommes, attirés par les professions libérales, les métiers créatifs, les start-ups. Par contre, le métier des armes: absolument pas! Or, l’émergence d’Afghans dénués de cet air de moudjahidines en camis, sandales et mitraillette lourde, voilà un bon signe pour l’avenir, se disait-on. L’on ne se disait pas: voilà des Afghans désarmés, alors que les Talibans rétrogrades restaient bien armés.

La modernisation minée par la corruption

Certes la corruption aussi a ramolli toute fidélité au gouvernement républicain. « Les Occidentaux disent qu’ils veulent nous apporter les droits de l’homme », me dit à Herat un journaliste il y a 10 ans déjà. « Mais l’on voit bien que chaque nationalité, les Italiens, les Canadiens, les Américains, joue une partition différente et laisse les caïds corrompus en place. Ce n’est pas bon pour nous vos droits de l’homme ». Les Occidentaux sont souvent devenus des aventuriers sans scrupules prêts à bakchicher. J’ai vu un officier civil de l’OTAN tendre un billet de 20 dollars à un soldat afghan pour éviter à mon groupe d’Occidentaux la première fouille à l’aéroport, car nous étions pressés. Le mauvais exemple.

Pourquoi tant de corruption? Dès la naissance de la République, au sommet de Bonn en 2001, un régime a été bricolé avec les bribes du régime d’avant les Talibans et les Soviétiques, c’est-à-dire la monarchie de Zaher Shah. Ces vieux chevaux sur le retour se sentaient spoliés par les Soviétiques puis les islamistes, et leurs tribus rurales attendaient compensation. Hamid Karzaï, figure puissante de la tribu pachtoune des Popalzaï du sud, s’installait au palais présidentiel et son frère devint l’un des plus grands trafiquants de drogue du pays. Les ministères étaient distribués à des seigneurs de la guerre tels des fiefs. 

Aujourd’hui, les Occidentaux vident le pays de ceux-là mêmes qui auraient refusé la talibanisation. C’est la malédiction de la modernisation sociale: les bobos, citadins, professions libérales, créateurs, tous pacifiques, ne pèsent pas face aux guerriers obscurantistes. En émigrant, ils renforcent le monopole intellectuel taliban. Sans une armée réellement liée aux classes démocratiques, et sans le soutien et la participation des bobos afghans à l’effort militaire, la République ne pouvait tenir face aux Talibans. Fallait-il inventer une démocratie afghane guerrière, des citadins dans une Garde nationale? À méditer, ce qui vaut mieux que de se lamenter comme les Occidentaux le font aujourd’hui, et l’ont fait lors  de la chute du Chah d’Iran il y a 32 ans.

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Harold Hyman est franco-américain, élevé à New York, ancien du « Lycée » français de New York, diplômé de Columbia University et l’Université de Montréal. Il s’installe définitivement à Paris en 1988. Journaliste à Reader’s Digest, puis RFI, Radio Classique, BFMTV, actuellement CNEWS. Il a couvert l’Extrême-Orient, les États-Unis et le Moyen-Orient. Auteur de Géopolitiquement correct & incorrect (éditions Tallandier, 2014) puis de États-Unis: Tribus américaines (éditions Nevicata).

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