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Et du flou naquit la clairvoyance…

« La danseuse » de Patrick Modiano (Gallimard, 2023)


Et du flou naquit la clairvoyance…
L'écrivain Patrick Modiano © ANDERSEN ULF/SIPA

Dans son dernier roman La danseuse paru chez Gallimard, Modiano résiste encore et toujours aux forces de la transparence


Il y a quelque chose de perpétuellement embué, comme si le reflet des miroirs masquait le contour des visages. Modiano refuse, par éthique littéraire, la netteté des traits, les biographies moulées dans le marbre, les dates que l’on rabâche par peur de les oublier, toutes ces minuscules pierres qui dessinent les relations humaines trop précisément, et les figent à défaut de les saisir vraiment. La transparence est le meilleur moyen de passer à côté de l’autre et d’oublier l’incandescence d’une rencontre. Dans le brouillon des papiers collés, dans les réminiscences vagues, dans tous les souvenirs confus de la mémoire, dans l’embarras des situations réellement vécues ou rêvées, c’est là que se niche une forme de vérité. Forcément parcellaire et équivoque. Les personnages commencent alors à vibrer, à se mouvoir, on s’approche de leur peau et de leurs manques, on les imagine sur le trottoir, on les reconnait à d’imperceptibles détails, une forme de légèreté à la façon de poser une ballerine sur le sol, une gabardine trop rêche, le silence dans une chambre d’enfant, la portière d’une automobile, un hall de gare. Que cette danseuse soit brune ou grande, qu’elle soit née à tel endroit ou ailleurs, qu’elle porte tel ou tel prénom, que son milieu soit décrit à grand renfort d’indications sociologiques n’aura aucune incidence sur notre perception de son intimité. Elle n’apparaîtra pas plus clairement dans notre esprit. Elle pourrait même rester lettre morte dans notre imaginaire. Modiano est le maître de ces interstices-là. Lui seul trouve dans l’enchevêtrement des vies intérieures, un semblant de cap, une couleur mordorée qui s’impose à la fin, une impression que l’on ne peut plus refréner et qui nous envahit. On semble alors tout connaître de cette danseuse, bien que peu d’informations nous soient révélées. Quand d’autres écrivains, plus naturalistes, faussement narratifs, s’arcboutent sur les faits, veulent absolument dénoncer ou produire une réflexion chez leur lecteur, Modiano souverain dans le non-dit et l’effleurement, se contente d’esquisser, d’avancer à tâtons, d’ouvrir des portes dans le vide; il refuse l’éclat des coups de projecteur. Il travaille à la lampe à pétrole, dans une semi-pénombre, comme si tout mouvement était emprunté, gêné, par excès de pudeur ou de trouble. Dans un monde qui crie en permanence, qui s’offusque et qui s’embrase, notre Prix Nobel préfère s’en tenir à l’évocation, une évocation souple, brumeuse, perméable à une météo des sentiments. Il n’enferme pas, il n’encapsule pas l’existence dans les certitudes, et pourtant, sans débord, sans épanchement, à l’étouffée presque, il réussit à donner vie au plus friable des matériaux, c’est-à-dire l’errement des êtres. Chez lui, la pluie tamise le temps, la fuite n’est pas synonyme d’indifférence et dans ces années d’apprentissage où la jeunesse tente de se frayer un chemin, le flou est bonne conseillère. Pourquoi brusquer, provoquer, aller au contact, quand le mystère, la plus civilisée des politesses, embaume l’atmosphère ? On aime Modiano pour cette tenture grise et impénétrable ; son goût pour l’étrange et l’interlope ; ses couloirs sans fin et ses mirages. On marche beaucoup dans ses pas. Nous sommes à la fin de l’automne, au début de l’hiver, dans un Paris qui n’existe plus depuis longtemps, dans le quartier excentré de la Porte Champerret, avec quelques embardées du côté de la Madeleine et de l’Opéra, il n’y a pas de touristes qui tractent des valisettes dans son roman, seulement une danseuse, son jeune fils Pierre, un maître de ballet russe, le troublant Verzini et quelques échos d’un monde disparu. En ouvrant un nouveau Modiano, on ne s’attend pas à des révélations fracassantes, à ces déballages qui captivent d’habitude la presse littéraire, on va y chercher l’onde nostalgique, peut-être la vague le plus difficile à écrire, car elle demande de la retenue et une bonne épaisseur de grain, ça se joue à quelques millimètres. « La plupart du temps, au cours de nos marches à travers Paris ou pendant les trajets en autobus, nous ne parlions pas. Le silence entre nous était beaucoup plus fort que les paroles. Nous étions comme ceux qui marchent côte à côte sans rien se dire mais toujours sur le chemin des écoliers », écrit-il. Et puis la danse, ne s’approche-t-elle pas de l’acte d’écrire, par sa rigueur et son élévation, au terme d’un effort long et soutenu ?

La danseuse de Patrick Modiano – Gallimard

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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