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La culture de la médiocrité morale


La culture de la médiocrité morale

Historien des religions, professeur à l’université de Tel Aviv, Aviad Kleinberg est un spécialiste internationalement reconnu du christianisme médiéval – et une voix singulière en Israël. Dans Péchés Capitaux (Seuil), il explore avec drôlerie et gravité les bas-fonds de l’âme humaine.

Le péché inaugure l’Histoire. Il est au cœur de la conception biblique du monde. Est-il identique dans le judaïsme et le christianisme ?
Judaïsme et christianisme sont des monstres conceptuels qui n’existent que dans l’esprit des intellectuels et de ceux qui les prennent au sérieux. Il existe plusieurs judaïsmes, tout comme il y a plusieurs christianités. Ceci étant, des différences notables séparent les deux traditions qui forment cette étrange invention occidentale qu’est la culture judéo-chrétienne. Pour le plus optimiste des chrétiens, le péché est le Destructeur, l’Eris qui rivalise avec Eros, la version originale du dieu d’amour, l’Unificateur et le Créateur. Le péché a non seulement affaibli les aptitudes morales de l’être humain, mais il a de surcroît redessiné le cosmos en obligeant Dieu à créer l’enfer et le purgatoire. Le péché a même poussé Dieu à briser le tabou métaphysique essentiel en se faisant chair, au prix d’un mélange scandaleux entre l’humain et le divin. Enlevez le péché et le christianisme perd tout son sens.

Alors que le judaïsme pourrait s’en passer ?
Pour le plus pessimiste des juifs, le péché n’est pas une force cosmique du mal, mais une rupture du contrat. Le judaïsme s’en tient en effet à une conception contractuelle de la relation entre Dieu et ses créatures, à commencer par son peuple élu. Ce contrat (au sens strict « l’alliance » mais, plus largement, « la marche du monde ») lie les deux parties; la justice est au-dessus de Dieu et peut lui être opposée. Le contrat chrétien, s’il a jamais existé, a été mis en pièce par la Chute. La rédemption est au-dessus et au-delà de la justice. La grâce est donnée pour rien – gratia gratis data.

Cette approche différente du péché reflète donc le primat du respect de la Loi pour les juifs, de la foi pour les chrétiens ?
Pour les juifs, seuls les actes constituent des ruptures de contrat. Ils s’intéressent peu à la pureté des motivations. D’un point de vue juif, des normes morales que personne ne peut respecter n’ont aucun sens. A l’inverse, conformément à l’enseignement de Saint Paul, les chrétiens ne se fient pas à « l’œuvre » : « à celui qui ne fait point d’oeuvre, mais qui croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice ». Ils se voient comme pécheurs par définition, incapables de faire le bien stricto sensu mais, dès lors qu’ils peuvent avoir la Foi, l’Espérance et l’Amour, ils sont attentifs aux processus psychologiques.

Traversons les siècles. « Vivre sans temps morts et jouir sans entraves », proclamaient les étudiants en mai 68. Peut-on jouir sans entraves ? Le désir peut-il exister sans interdits ?
Je ne crois pas. Pour la bonne raison que l’homme est un animal social. En dehors de la Cité, dit Aristote dans La Politique, on ne trouve que des dieux et des bêtes. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. La Cité, la société humaine, n’est pas faite de briques et de ciments mais de lois et règlements, en somme de chaînes. On devient humain en comprenant qu’il faut renoncer à certains plaisirs pour éviter la sanction (principe de réalité); on devient moral lorsqu’on intériorise les règles (en développant un surmoi) et qu’on les considère comme ses propres obligations. En résumé, être humain au sens plein du terme suppose d’accepter des limites. Bien entendu, cela ne signifie pas que nous ne désirons pas ce qui est interdit – au contraire cela nous arrive très souvent. Mais nous nous imposons des limites, nous sublimons et admettons comme un état normal la tension intérieure entre le désirable et le licite. Les étudiants de 1968 ne cherchaient pas à créer une société sans règles dans laquelle le désir aurait pu se donner libre cours. La plupart étaient des fils et filles à leur maman qui ne voulaient qu’une chose: devenir bourgeois le plus vite possible. C’est des entraves de leurs parents qu’ils entendaient se délivrer. Ils voulaient créer leur propre prison sociale. Et bien sûr, ils y sont parvenus. L’émergence de la morale politiquement correcte, qui est aussi moralisatrice et dégoulinante de bonne conscience que la vieille morale, révèle le caractère essentiellement conservateur de la révolution étudiante.

Et si, en 1968, on avait simplement raté le coche ? Une société sans surmoi (dans laquelle il serait « interdit d’interdire ») est-elle inconcevable ?
Je ne pense pas qu’une telle société soit possible – ou désirable. Même Thélème, la communauté utopique de Rabelais, exige que ses membres soient préalablement conditionnés par une éducation adaptée.

Penseriez-vous, comme Maurras, que la religion garantit l’ordre social ?
Il s’agit de savoir si, sans la croyance en un super-policier ou en un Dieu doté de rayons X moraux pour voir à travers les murs et d’un enfer pour régler ses comptes, on peut espérer un comportement moral des gens. C’est une vieille question. Dieu a souvent été le gendarme avec lequel on faisait peur aux petits enfants (« si tu n’es pas sage… »). Des générations de rabbins, hommes d’église et mollahs nous ont raconté que sans Dieu, le chaos moral règnerait. Pour moi, la peur ne peut pas être le fondement de l’éthique. Nous devons nous garder du mal non pas par peur du châtiment, mais parce que c’est le mal et qu’il contrecarre celui que nous voulons être. Ce comportement exige un entraînement moral incessant – l’askesis des Stoïciens. Lequel suppose une société sûre de ses valeurs dans laquelle les enfants sont éduqués à la responsabilité morale – aux devoirs et non aux seuls droits.

Oui, mais les droits priment désormais sur les devoirs. Chacun est encouragé à se comporter comme un créancier par rapport à la collectivité. La morale pourrait-elle être remplacée par une sorte de contrat minimal entre membres d’une société ?
Le triomphe des droits ne traduit pas seulement un affaiblissement de notre fibre morale. Il est conssubstantiel à l’idéologie du Marché. Pour l’utopie libérale, le seul objectif qui vaille est la quête du bonheur, défini par la consommation de biens marchands. Tout ce qui s’oppose à cette activité sacrée (qui, grâce à la « main invisible », bénéficie à l’ensemble de la communauté) doit être éliminé. Laissez faire! Laissez passer! Tant que vous n’interférez pas avec le plaisir d’autrui, faites tout ce qui vous chante. Dans un monde « idéal », les seules différences qui persisteront seront les différences de « goûts » (tu aimes Adidas et moi Nike). D’ores et déjà, nos produits, nos vies, et même nos passions, sont standardisés. Dans ces conditions, un système moral fondé sur l’intériorisation de la contrainte ne peut qu’aboutir à des frondes. Les gens prêts à payer le prix fort pour le respect de leurs valeurs sont des consommateurs politiques avertis et soupçonneux. Ils ont tendance à examiner sous toutes les coutures les produits qui leur sont proposés. Mais notre culture a besoin de consommateurs passifs, politiquement et moralement indifférents. Orwell s’est trompé: 1984 est passé et nous ne voyons rien qui ressemble à son enfer stalinien. En revanche, nous nous rapprochons un peu plus chaque jour du Meilleur des Mondes d’Huxley. Faut-il le déplorer? Difficile à dire. Si on est attaché à la liberté, la réponse est oui.

Nous voilà bien avancés : Dieu est mort, toute figure « surmoïque » est récusée et l’éthique de responsabilité n’est pas très tendance. Dans ces conditions, sur quoi peut-on fonder aujourd’hui une morale ? Qui est le « témoin » de nos péchés ?
J’ai déjà essayé de répondre mais j’admets que c’est là le point faible de tout système moral. L’emprise de nos passions est telle que nous avons du mal à croire que nous pourrions nous passer d’un « super-surveillant général ». Encore une fois, je crois en l’éducation à l’éthique de responsabilité. Cela dit, l’apprentissage de la morale ne peut intervenir que dans une société sûre de ses valeurs et de son droit à les imposer.

Le péché engendre la culpabilité mais aussi la honte. Or, à l’âge des prides, ce n’est pas un affect très apprécié en Occident aujourd’hui. Que pensez-vous de cette « fierté » revendiquée ?
Les anthropologues distinguent les sociétés de la honte – où le pire châtiment des contrevenants est le mépris de leurs pairs – et les sociétés de la culpabilité – où le surmoi joue pour chacun le rôle du coryphée grec de la tragédie. C’est un peu simpliste. Chaque société est une combinaison des deux formules. Même quand elle est profondément intériorisée, la morale résulte d’un effort collectif. Elle suppose une attention à l’opinion des autres –du moins des autres qui comptent. La nouvelle fierté – gay, noire, juive – vise à convaincre les autres qu’on méprise leur mépris, autrement dit à retourner l’hostilité, à la reprendre à son compte (ton injure sera mon nom). Nous sommes là au cœur du conflit entre l’intériorité (ce que nous ressentons) et l’extériorité (ce que disent les gens). Et voilà que, au terme d’un long combat contre la culpabilité, nous avons recréé une culture de la honte. Nous sommes plus attentifs au qu’en dira-t-on (ce n’est vraiment pas chic d’être macho) qu’à la voix intérieure qui pourrait nous entraîner dans un conflit avec la société. Nous renonçons à atteindre l’excellence morale. Notre culture croit à la médiocrité morale.

Si le péché n’est plus défini par la loi divine, existe-t-il une valeur morale universelle et immuable, valable en tout temps et en tout lieu ?
Non. Peut-être pensez-vous que le fait de ne pas faire de tort à son prochain est une valeur universelle mais c’est faux. La plupart des sociétés admettent tant d’exceptions à cette règle qu’un touriste éthique ferait mieux de ne pas se fier à elle. La seule valeur « universelle » est qu’il est interdit de me faire du mal. Malheureusement, elle est incompatible avec votre propre valeur « universelle » – il est interdit de vous faire du mal.

Quel est, pour vous, le péché capital de l’époque ?
Délivrés de la culpabilité, nous ne considérons plus le corps et la matière comme les ennemis de nos âmes. En dépit de notre hédonisme et de notre narcissisme, nous prétendons être aussi moraux, voire plus. Bref, nous voulons la même chose pour moins cher, ce qui révèle le vice que je trouve le plus exaspérant aujourd’hui en Occident – la bonne conscience. Nous sommes très contents de nous. Trop contents.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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