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La cuisine russe nourrit la gastronomie française depuis deux siècles

Les ballets franco-russes


La cuisine russe nourrit la gastronomie française depuis deux siècles
A Menton, Jérôme Rigaud, ancien chef cuisinier au Kremlin, propose dans son délicieux bistrot des plats russes traditionnels comme le koulibiliac aux épinards, destiné aux repas de fête. ©D.R.

A la fois populaire et aristocratique, la cuisine russe influence notre gastronomie depuis deux siècles. De Menton à Paris, certaines tables perpétuent cette symbiose en revisitant bortsch, pelmenis, caviar d’aubergines et bœuf Stroganoff.


« Je n’aime pas ce bien-pensant vers lequel on avance. Partout, on entend que le bien, c’est nous et que le mal c’est l’autre. Avant c’était Castro, aujourd’hui, c’est Poutine, tout ce qui n’est pas aseptisé. Comme c’est triste. Et comme c’est dangereux », écrit Gérard Depardieu dans son beau petit livre, Monstre.

La réprobation de tout ce qui vient de la Russie chrétienne et anti-occidentale de Poutine ne peut pourtant faire oublier l’apport culturel essentiel de la Russie à la France depuis deux siècles. Tous Français d’origine russe, la comtesse de Ségur, Sacha Guitry, Romain Gary, Joseph Kessel, Maurice Druon, Henri Troyat, Marc Chagall, Chaïm Soutine, Jacques Tati, Lily Laskine, Haroun Tazieff, Laurent Terzieff, Jean Ferrat, Serge Gainsbourg, Michel Polnareff, Marina Vlady, Roger Vadim, Pierre Tchernia, Robert Hossein, Léon Zitrone, Yves Mourousi, Alexandre Adler, Andreï Makine, les frères Bogdanoff… ont chacun contribué au rayonnement de notre pays.

À l’heure de la « cuisine monde », alors que la cuisine russe n’intéresse plus personne, il est bon de rappeler l’influence qu’elle a exercée sur la cuisine française et qu’elle peut constituer à une alimentation plus saine et plus conviviale.

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Une découverte gastronomique

Souvenons-nous ! Après Waterloo, les cuisiniers français les plus renommés étaient partis en Russie pour diriger les cuisines impériales et celles de l’aristocratie russe. Le plus célèbre d’entre eux, Antonin Carême (1784-1833), surnommé le « cuisinier des rois et le roi des cuisiniers », fut ainsi recruté par le tsar Alexandre Ier. D’autres à sa suite ouvrirent des restaurants à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Partis en ambassadeurs de la haute cuisine française, qui était en train de s’ériger en système, avec ses codes, ses recettes et ses techniques, ces chefs n’éprouvèrent au début que peu d’estime pour la cuisine russe, que l’ogre Alexandre Dumas n’hésite pas à tourner en dérision dans son Grand Dictionnaire de cuisine, en évoquant « la cuisine d’Ivan le Terrible ou la cuisine terrible d’Ivan »

Peu à peu, toutefois, ils s’adaptent au goût de leurs employeurs, russifient leurs recettes, découvrent des produits et des mets. Mais ce qui les fascine le plus, et qu’ils vont immédiatement rapatrier en France, après leur séjour, c’est… le service à la russe ! Ce service dit « à l’assiette » représentait en effet une innovation majeure dans le domaine culinaire. Le « service à la française », qui s’était jusqu’alors imposé sur les grandes tables européennes depuis Louis XIV, consistait à disposer harmonieusement au centre de la table (face au roi) un ensemble de mets, ce qui était très peu pratique et très frustrant pour les convives situés aux extrémités de la table… Le service à la russe, lui, offrait l’avantage de servir les plats individuellement, les uns après les autres, encore chauds, par des majordomes ou sur un guéridon : il est aujourd’hui le standard universel dans les restaurants !

À partir de 1860, Alphonse Petit, chef des cuisines du comte Panine, rédige un ouvrage intitulé La Gastronomie en Russie pour aider ses collègues français à pratiquer leur art en Russie. Il espère que l’essor des chemins de fer russes lui permettra de disposer des produits qui lui manquent. Il décrit aussi avec soin les plats russes dont il imagine qu’on pourrait les franciser afin de les rendre acceptables pour nos palais délicats…

Une fusion gastronomique réussie

Ce sera bientôt chose faite à Paris, avec le grand chef Urbain Dubois (1818-1901) qui recense et célèbre les mets russes appelés à devenir des piliers de la cuisine française, comme le caviar sauvage (disparu de nos jours, hélas…) qu’il présente comme un produit très sain, qu’il convient de servir avec des cuillères en ivoire sur de tendres blinis tièdes. Mais aussi l’agneau pascal au beurre, le blanc-manger à la russe, le bortsch, la carpe à la russe, le kacha, les zakouskis et le bœuf « à la Stroganoff » (inventé par un cuisinier français, André Dupont, quand il était au service du comte Alexandre Grigorievitch Stroganov).

Ainsi assiste-t-on entre nos deux pays à un véritable processus de transformation et d’acculturation des recettes et des plats. Les cuisiniers français étaient partis en Russie avec une certaine arrogance, convaincus d’apporter aux Cosaques mangeurs de soupe aux choux le summum du raffinement culinaire (ainsi que Tolstoï nous le raconte avec férocité au début d’Anna Karénine). De retour en France plusieurs années après, ils font connaître les joyaux de la cuisine russe populaire et aristocratique au Tout-Paris…

Dans la France de la IIIe République, la russomania est à son paroxysme : Jules Verne publie Michel Strogoff (1876), on célèbre l’alliance franco-russe pour faire la nique à Guillaume II (1892), on va au théâtre du Châtelet applaudir les Ballets russes (1909). Manger russe est devenu un snobisme : on réclame à corps et à cris des anguilles fumées, des petits pâtés d’esturgeon, de la salade russe (la fameuse macédoine de légumes à la mayonnaise) et du koulibiac au saumon ! On adopte les filets de volaille « à la Kiev », les légumes « à la Demidoff », la poularde « à la Neva », le veau « à la Orloff » et le pigeon « à la Pojarski »… Côté desserts, Sarah Bernhardt ne jure plus que par la purée de marrons « à la Nesselrode » (avec de la crème anglaise vanillée, parfumée au marasquin et terminée avec de la crème fouettée et des raisins secs). Dans À la recherche du temps perdu, la mère Verdurin régale ses hôtes de « charlotte à la russe » et de fraises « à la Romanoff » (macérées au curaçao, dressées en coupe et recouvertes de crème chantilly). À partir des années 1930, les plats russes se sont tellement intégrés au paysage gastronomique français qu’ils représentent 25 % des plats d’origine étrangère dans les livres de cuisine les plus populaires, comme l’immortel Véritable cuisine de famille de Tante Marie…

Il est tout de même étrange et même fâcheux que cette synergie civilisationnelle réussie soit si peu connue.

Entre Kremlin et côte d’Azur

À Menton, le chef Jérôme Rigaud (né en 1975) a créé l’an dernier l’un des meilleurs bistrots de la Côte d’Azur : JR Bistronomie. Ce brillant cuisinier, formé par Joël Robuchon et Michel Troigros, y propose des plats russes traditionnels qu’il prépare avec beaucoup de soin et d’élégance, comme le bortsch, le bœuf Stroganoff et un koulibiac d’anthologie qu’il faut déguster avec un vin blanc sec et intense du Bellet, le vignoble de Nice tout proche. Le koulibiac, que les Français d’origine russe mettent un point d’honneur à fabriquer chaque année lors des grandes occasions, est un délicieux pâté chaud, fait avec une pâte briochée, farcie au saumon frais, aux champignons, au kacha (gruau de sarrasin), à l’oignon, aux œufs durs, à l’aneth, le tout parfumé au bouillon de légumes, et nourri au beurre fondu, avec une pointe de citron.

Pour soigner la gueule de bois les Russes servent du thé noir infusé dans du lait bouillant, avec du beurre et du sel

Jérôme Rigaud est un cas. En 2004, il part vivre en Russie, où il apprend le russe et rencontre sa femme, Tatiana… En 2008, il est recruté par le Kremlin pour diriger les banquets présidés par Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine. Toujours soumis au secret d’État, il ne peut nous dire ce qu’aiment manger et boire ses prestigieux employeurs, si ce n’est que Medvedev aime plutôt le poisson aigre-doux, et Poutine la viande… « Des docteurs de l’armée testaient tous mes produits en laboratoire. Quand ils m’avaient donné l’autorisation, je faisais la mise en place de la table du président, dans une cuisine séparée, sous le regard d’un médecin et d’un militaire. » Jusqu’en 2012, il confectionnera plusieurs dizaines de banquets pour 1 500 ou 2 000 personnes.

Toute une culture

Sur le sujet, il est intarissable : « La Russie est un pays froid. Sa cuisine tient au corps… Ce que j’aime, c’est sa dimension humaine et conviviale. Les Russes restent des heures à table, plus longtemps que les Français, on est vraiment dans le partage ! J’adore les soupes russes, servies à chaque repas, et qui font souvent office de plat principal : elles sont riches et savoureuses avec du bouillon, des boulettes, des pâtes et du poisson. On boit la vodka au début, et on enchaîne sur la bière et le vin. J’aime les pelminis, qui sont des raviolis typiquement russes nappés de crèmes acidulées, et les pirojkis qui sont des petits chaussons pliés d’une certaine façon, farcis aux légumes, à la viande ou au saumon. Les Russes ont gardé en mémoire les souvenirs des famines du XXe siècle, c’est pourquoi ils ne jettent jamais le pain : qu’il soit blanc ou noir, le pain est sacré. L’après-midi, on sert le thé avec des pirojkis très légers farcis aux champignons, au saumon ou à la pomme de terre. La vie sans thé est impossible : c’est l’occasion d’évoquer le sens de la vie, la datcha et le chant du rossignol, comme dans les pièces de Tchekhov. Pour soigner la gueule de bois, on sert le thé à la kalmouk, du thé noir infusé dans du lait bouillant, avec du beurre et du sel. Mais comme dit le proverbe : “Le thé, c’est pas comme la vodka, on ne peut pas en boire beaucoup !”… Pour moi, les chefs russes actuels ont atteint un niveau technique remarquable : s’ils venaient en France, ils auraient une ou deux étoiles Michelin sans difficulté. » Il s’agit donc de savoir justement pourquoi ils ne viennent pas et pourquoi on doit se contenter à leur place d’adresses folkloriques plutôt moyennes… La cuisine russe reste à découvrir !

Pirojkis farcis au chou et aux anchois, par le moine cuisinier Frère Jean, grand expert de la cuisine russe, dans son monastère des Cévennes (Skite Sainte Foy) où tout le gratin de la culture va se confiner volontairement et dont le partage des repas est une expérience mémorable... © Frère Jean
Pirojkis farcis au chou et aux anchois, par le moine cuisinier Frère Jean, grand expert de la cuisine russe, dans son monastère des Cévennes (Skite Sainte Foy) où tout le gratin de la culture va se confiner volontairement et dont le partage des repas est une expérience mémorable…
© Frère Jean

En attendant, je vous recommande La Cantine des tsars, près des Halles, à Paris. Elisa Petrossian, sa fondatrice, est une Arménienne de Russie qui s’est spécialisée dans les pelmenis : « C’est le plat le plus populaire de toute la Russie ! Ces raviolis proviennent de Sibérie où on les fabrique depuis le xiie siècle. Pour faire des bons pelmenis, j’ai dû tester des dizaines de farines de blé françaises, la plupart étaient infectes ! J’ai fini par en trouver une merveilleuse, produite par un fermier, Rémy Seingier, à Lumigny, en Seine-et-Marne. Mes pelmenis sont farcis à la viande de porc. Même chose : j’ai passé des mois à chercher un bon porc, et je l’ai trouvé, chez un petit éleveur, Jean-Luc Fisher, à Marles-en-Brie. » Le problème de La Cantine des tsars, c’est que les gens s’y sentent tellement bien qu’ils y restent trois heures, alors que le concept était de faire une cantine rapide… « Je ne peux pas les mettre dehors tout de même ! » Ici, pour 20 euros sans les boissons, on peut très bien manger en prenant une entrée, un plat et un dessert. Le caviar d’aubergine et le bortsch sont succulents. Les pelmenis sont fabriqués chaque jour, comme en Sibérie, à la main. « Sauf qu’en Russie, on les aime avec beaucoup de bouillon, d’où l’usage de la cuillère. » À l’apéritif, Elise propose un verre de kvass, qui est une boisson sans alcool à base de pain noir fermenté, mais rien ne vaut une bonne vodka glacée Tsarskaya de Saint-Pétersbourg ! Au mur trône le portrait de Nicolas II. Des chants populaires des années 1960 sont diffusés en permanence. Au dessert, la patronne propose un fromage blanc de campagne à la confiture de framboises maison et un medovik, un gâteau au miel et aux noix. Une bonne cantine pour tous les jours.

JR Bistronomie

11, rue Trenca, 06500 Menton

Tél. : 04 93 18 14 51

La Cantine des tsars

21, rue du Roule, 75001 Paris

Tél. : 09 82 44 48 48
Pour faire leurs courses, les Russes d’Île-de-France vont à l’épicerie Datcha, à Nogent-sur-Marne, qui leur offre toutes les merveilles de la vieille Russie.

48, rue Paul-Bert, 94130 Nogent-sur-Marne

Tél. : 07 53 06 02 46

Mai 2020 – Causeur #79

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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