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La confusion des ressentiments


La confusion des ressentiments

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Le 9 janvier, le spectacle de Dieudonné était interdit et la République sauvée. Deux semaines plus tard, des manifestants défilaient à Paris en scandant, entre autres gracieusetés homophobes et racistes : « Juif dehors ! La France n’est pas à toi ! » Depuis les années 1940, on n’avait pas entendu, dans notre pays, des slogans antisémites braillés à ciel ouvert.

Pourtant, ceux qui, il y a un an, se jetaient avec une joie mauvaise sur le moindre dérapage isolé pour pouvoir en conclure que la Manif pour tous était un repaire de factieux, sont restés étrangement discrets. De même que les abonnés au « point Godwin » et spécialistes de la réminiscence historique malvenue. Sans doute parce qu’il n’est plus question de jouer à se faire peur : cette fois, il y a peut-être des raisons d’avoir peur. Le fond de l’air est glauque.

Ce n’est pas le moment, cependant, de perdre son sang-froid ou de s’abandonner à la délectation apocalyptique.  Après tout, cet improbable et déplorable ramassis de groupuscules n’a pas mobilisé plus de 20 000 personnes.

L’hétérogénéité même de l’attelage réuni à l’enseigne du « Jour de colère » peut sembler rassurante : à part hurler d’une seule voix leurs haines diverses et variées, quel projet pourrait fédérer des cathos fanatisés, des identitaires exaltés, des islamistes déterminés, des racailles déstructurés, des patrons excédés, des monarchistes dévoyés et des quenelliers échauffés ? Un rassemblement des ressentiments ne fait pas un projet politique, ni une famille idéologique. Mais peut-être, tout de même, un embryon de courant de pensée, ou plutôt de non-pensée.

Pour la première fois, en tout cas, on a vu le syncrétisme soralo-dieudonniste en actes et en marche. Et on aimerait autant ne pas le revoir. Car Soral, lui, a un programme, qui a au moins le mérite d’être clair : réconcilier la France black-blanc-beur contre les « feujs ». Si nous voulons nous éveiller de ce cauchemar, les mines graves et les grands mots ne nous seront d’aucun secours. Notre premier devoir, aujourd’hui, c’est de comprendre.

Quelques jours avant ce sinistre « Jour de colère », la France, découvrant un phénomène dont beaucoup ne soupçonnaient pas l’ampleur ni même l’existence, semblait frappée de stupeur et d’effroi, comme si elle voyait sur le visage du comique égaré le reflet du mal inconnu qui la ronge. De fait, l’affaire Dieudonné est le point de convergence de toutes les crises françaises : fragmentation communautaire, naufrage scolaire, déclin intellectuel, impuissance politique se conjuguent et se résument dans ce désastre.

Dans ces conditions, il n’est pas sûr que la fermeté de Manuel Valls validée par le Conseil d’État ait les heureuses conséquences que l’on dit. On aimerait avoir les certitudes de fer arborées tant par les adversaires que par les partisans de l’interdiction du spectacle, mais entre ces deux maux-là – l’inaction et la répression –, on a du mal à décider lequel était le moindre. Pour l’heure, Dieudonné devra s’abstenir de proférer des insanités déguisées en blagues : on ne s’en plaindra pas. Reste à trouver le moyen de combattre ce qu’il ne dit pas mais que ses partisans entendent. Car si ses imprécations, au bout du compte, n’ont aucune importance en tant que telles, il est urgent de parler à ceux qui l’écoutent. En commençant par arrêter de les traiter par le mépris et de les voir comme des marginaux désocialisés ou des brutes fanatisées.

Si des professeurs ou des  commerçants s’esclaffent en voyant Faurisson en pyjama rayé, ou y voient un acte « dada », comme le talentueux écrivain Olivier Maulin dans les pages qui suivent, c’est que, déjà, nous ne vivons plus tout à fait dans le même monde. Donc, que le monde commun est à rebâtir. On se gardera néanmoins de hurler avec les loups qui guettent la moindre occasion de se payer le ministre de l’Intérieur. Je me refuse à croire au cynisme de Manuel Valls dans cette affaire. Mais pour une fois, je crois aux sondages. Si sa popularité a brutalement chuté, ce n’est pas en dépit de sa fermeté, mais à cause d’elle. Et peut-être pas tant parce qu’il a déçu des défenseurs sourcilleux de la liberté d’expression que parce que, pour pas mal de gens qui ne sont nullement des antisémites patentés, on en fait trop pour les juifs – et aussi que les juifs eux-mêmes en font trop. On peut se désoler, s’indigner, trépigner, crier au retour de la bestiole immonde, on ne la fera pas reculer.

Au contraire, à sermonner tous ceux qui, bien au-delà de la dieudosphère, pensent et, désormais, disent tranquillement qu’ils en ont marre de ces histoires de juifs, on n’aboutira qu’à les enkyster dans leur agacement et plus si affinités. Il n’y a pas d’autre choix que d’affronter toutes les questions, y compris les plus choquantes. Aussi pénible que cela soit, il faut accepter de se demander si « les juifs en font trop ». On entend déjà les grandes consciences éructer : poser cette question reviendrait à rendre les victimes coupables de la haine qu’on leur voue.

Bien entendu, les juifs ne sont nullement responsables de l’antisémitisme obsessionnel d’un Dieudonné ou d’un Soral. Mais peut-on jurer que l’activisme parfois maladroit des responsables communautaires n’a pas contribué à la lassitude affichée par un nombre croissant de leurs concitoyens ? Si beaucoup de Français pensent que la Shoah c’est l’affaire des juifs, n’est-ce pas parce qu’on en a trop fait et, plus encore, parce qu’on a mal fait, en mobilisant l’émotion plutôt que la réflexion ? Une adolescente absolument insoupçonnable m’a confié récemment qu’elle en avait soupé, des chambres à gaz, jusqu’en classe de sciences. En érigeant l’extermination en religion plutôt qu’en événement historique, n’a-t-on pas donné des ailes aux blasphémateurs qui ont aujourd’hui beau jeu de protester contre le « deux poids-deux mesures » ? Allez donc expliquer à des gamins (ou d’ailleurs à des adultes), à qui les élucubrations de la gauche compassionnelle ont mis en tête qu’ils étaient victimes par essence, que se moquer de Mahomet, Moïse ou Jésus n’est pas la même chose qu’insulter les morts d’Auschwitz. J’ai essayé. Ce n’est pas impossible, mais autant le savoir, la tâche est immense.

Il faut s’arrêter un instant sur l’argument ressassé par les fans de l’humoriste. Dieudonné crache sur tout et sur tout le monde, répètent-ils inlassablement, persuadés que cette équité supposée rend ses crachats tolérables, sinon admirables. Il est, disent-ils, « contre le système ». Et eux aussi.

Oublions qu’il y a beaucoup de juifs dans ce système-là. Mais si tant de gens, parfaitement intégrés au demeurant, croient qu’il est bon et intelligent d’être « contre le système », nous en sommes collectivement responsables. Nous avons encouragé ou toléré la rhétorique du ressentiment qui infuse l’idée que les « riches » sont haïssables (sauf quand ils sont humoristes professionnels ou footballeurs) et qu’il y a des salauds derrière les malheurs de chacun. Ajoutez le complotisme ambiant et des tas de gens bien sous tous rapports finissent par croire que le réel, c’est ce qu’on nous cache, et la vérité ce qu’on nous interdit de dire. Au lieu de nous émerveiller quand des pseudo-sociologues déclarent la guerre aux « riches » ou qu’un responsable politique réclame un « coup de balai », nous devrions démonter sans relâche la faiblesse des slogans creux et des ritournelles binaires.

Au passage, les souverainistes, au sens large, devraient aussi faire leur examen de conscience. Inutile de le cacher, j’ai été troublée de découvrir que beaucoup d’habitués du théâtre de la Main d’or étaient des sympathisants de Jean-Pierre Chevènement ou de Nicolas Dupont-Aignan.

Précisons immédiatement que ces deux estimables responsables politiques n’ont jamais dit ou écrit quoi que ce soit qui puisse les rattacher aux élucubrations du comique. En attendant, si certains ne voient pas la contradiction entre leur amour proclamé pour la France et la détestation des juifs, des sionistes, des Arabes ou des Américains, c’est peut-être que nos critiques, certes fondées, des lobbies bruxellois ou de la politique américaine n’ont pas toujours évité l’écueil et les accents de la diabolisation.
Quant à la gauche dite « morale », il est peu probable qu’elle consente enfin à s’interroger sur la chape de plomb qu’elle a imposée au débat public, pavé de tant d’interdits qu’il sera bientôt suspect de dire que la pluie mouille. Ce ne sont pas les excès de la tolérance, mais ceux de la surveillance qui ont libéré la parole. Quand tout est tabou, il n’y a plus de tabou.
Reste encore à comprendre comment s’est installée dans pas mal d’esprits l’idée que la seule morale qui vaille, en ces temps troublés, consiste à passer tout ce que la collectivité tient pour bon ou précieux à la moulinette de la dérision. Triste rire en vérité ! On ne saurait vivre sans humour – pas moi en tout cas. Mais qu’est-il arrivé à l’humour ? La réponse, finalement, est assez simple : il a pris le pouvoir. Célébrés, encensés, respectés comme s’ils étaient de grands sages, les bouffons sont devenus rois.

Le comique, cette géniale invention du cerveau humain, est devenu l’arme avec laquelle ces nouveaux puissants, qui jamais ne rient d’eux-mêmes, font feu sur tout ce qui leur déplaît sans jamais risquer d’être détrônés. Encore une fois, il n’y a pas une ligne directe allant de l’esprit Canal à la quenelle. On dira qu’il n’est pas très grave de portraiturer un DSK, alors à terre, en immonde satrape, ou de traiter Martine Aubry de « pot à tabac ». Voire.
Mais si tout est permis au nom du droit sacré à rire de tout, pourquoi s’arrêterait-on à Auschwitz ? Parce que ce n’est pas drôle ? Et qui a le droit de décider de ce qui est drôle et de ce qui ne l’est pas ? Justement, eux trouvent ça drôle et d’autant plus drôle que c’est interdit.
Eh bien, fini de rire ! Dans ce climat plombé, on n’a guère prêté attention à la mise en examen de Nicolas Bedos, accusé de racisme pour avoir employé, évidemment au second degré, l’expression « enculé de Nègre » dans une chronique de Marianne. Il ne risque pas, fort heureusement, d’être condamné. Seulement, nous ne vivons pas dans les prétoires et la peur de l’opprobre vaut bien celle du gendarme. Déjà, on se surprend à se surveiller, à craindre qu’une innocente blague soit mal comprise. Bref, à force d’ânonner qu’on pouvait rire de tout, nous sommes presque arrivés au point où ne pourrons bientôt rire de personne, ni des juifs – ce qui est une victoire paradoxale de l’antisémitisme –, ni de quelque groupe que ce soit.

Alors oui, quoi que prétendent les juristes, notre liberté d’expression est menacée. À cet égard, espérons que Frédéric Taddéï, victime d’un mauvais procès parce qu’il a invité des « infréquentables » – dont Soral et Dieudonné –, ne sera pas la première victime collatérale de la tourmente. Ou alors, il faudra savoir que le pluralisme est un délit. Quoi qu’il en soit, le débat public risque fort de connaître un nouveau tour de vis. Certes, la loi n’a pas changé, encore que l’instauration d’un délit de blasphème nous pende au nez, mais de nombreuses voix réclament que l’on s’abstienne désormais de tout propos susceptible de choquer ou de blesser. C’est, nous dit-on, la condition pour pouvoir vivre ensemble. Admettons. Mais il faudra m’expliquer à quoi sert de vivre ensemble si on ne peut plus parler de rien.

Cet article en accès libre est extrait du numéro de février de Causeur. Pour lire l’intégralité du magazine, achetez-le ou abonnez-vous.

Dieudonné - Drôle de rire

*Photo : URMAN LIONEL/SIPA. 00674246_000032.

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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