Accueil Monde La cocue de Benghazi, c’est moi !

La cocue de Benghazi, c’est moi !


Cher Daoud,

Lorsque j’ai lu ta « lettre ouverte aux cocus de Benghazi », je me suis sentie concernée, parce qu’il se trouve que ces « cocus », comme tu le sais, j’en fais partie. Je me verrais mal claironner aujourd’hui, avec ou sans trémolos dans la voix, « vive la Libye libre ! ». Pourtant, si je te donne raison – quoiqu’un peu tard – je n’arrive pas à me donner totalement tort.

C’est vrai, j’étais favorable à l’intervention en Libye. Mais pas forcément pour les raisons que tu soupçonnes. S’il m’est apparu inconcevable que nous assistions les bras ballants au massacre des civils de Benghazi, ce n’était pas par « droit-de-l’hommisme ». La lutte en faveur des droits de l’homme ne me semble pas spécialement condamnable, mais je ne suis pas naïve au point d’ignorer que leur défense est sélective. Tu serais en droit de me demander « pourquoi la Libye, et pas la Corée du Nord ? ». Tu aurais raison, si je n’avais que des arguments frappés du sceau des bons sentiments.

Seulement voilà, je suis de ceux qui pensent que les choix politiques d’un pays doivent faire prévaloir ses intérêts nationaux. Dès lors, s’il m’apparaît qu’une guerre déclenchée au nom des droits de l’homme est conforme aux intérêts de la France, j’y souscris sans état d’âme. Tant pis si l’on me soupçonne de bien-pensance ou de BHLisme.

Que devions-nous faire, alors que Mouammar Kadhafi menaçait de réprimer son peuple dans le sang ? Demeurer l’arme au pied, au nom du principe de non-ingérence ? Si nous avions agi de la sorte, on nous aurait accusé d’être les complices d’un massacre. La Russie et la Chine elles-mêmes, pourtant soucieuses de ne pas cautionner l’action d’une « communauté internationale » dont elles se méfient, ont préféré s’abstenir que de contrer la résolution 1973 à l’ONU. Crois-tu vraiment qu’il s’agissait d’une abstention compassionnelle ? Gageons plutôt que ces deux puissances ont voulu se prémunir contre toute accusation de connivence en cas de massacre.

Par ailleurs, il m’a toujours semblé que notre action en Libye était sans comparaison avec celle que nous menons en Afghanistan. L’Afrique du Nord se situe à nos portes alors que l’Asie centrale est au bout du monde. Nous n’avons aucun intérêt là-bas mais quantité ici. Comment nier que notre avenir est indissolublement lié à celui des peuples du Sud de la Méditerranée ? Or, nous ne pouvions empêcher ces populations de se soulever et de vaincre leur despote. Dès lors, même si leurs tyrans laïcs nous rassuraient, mieux valait approuver leur inéluctable destitution. C’est avec leurs successeurs, désormais, qu’il faudra savoir s’entendre.

Il est dangereux de lutter contre l’inévitable. N’éprouvas-tu pas la même honte que moi lorsque Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires Etrangères, proposa d’aider Ben Ali à réprimer ses opposants tunisiens ? Il semble qu’elle avait oublié le mot du général de Gaulle. « Il n’y a pas de politique en dehors des réalités »; ni « MAM » ni quiconque ne peut prétendre se dresser contre le sens de l’Histoire. Aussi vaut-il mieux l’accompagner, cette Histoire qui souvent nous surprend, et parfois nous déplaît. Surtout quand elle n’est pas la nôtre, mais celle de peuples qui désormais feront fi de notre bonne volonté.

Dans le cas de la Libye, il apparaît que sommes nous allés trop loin. Engagés sous l’égide de l’ONU dans une guerre déclarée au nom du « devoir de protéger », nous nous sommes bien vites affranchis du souci de la nuance pour passer de la protection à l’ingérence. Mais à quel moment aurait-il fallu se désengager ? Les civils libyens pouvaient-ils être en sécurité dès lors que la survie de Kadhafi et la détermination de ses fidèles maintenaient le pays dans une situation de « guerre civile », comme tu la qualifias avec justesse lorsque je parlais encore de « Révolution ».

Quant au Guide, tu sembles dire avec Jérôme Leroy, qu’il aurait fallu le juger. N’êtes-vous pas las, l’un et l’autre, de ces pantalonnades que constituent les procès devant la CPI (Cour spéciale internationale) et autres « tribunaux spéciaux » ? Allons-nous feindre encore longtemps de croire que le droit international est autre chose que l’application de loi des vainqueurs ? A l’inverse de Saddam Hussein, Kadhafi est mort à la guerre. C’est sans doute le moins que puisse souhaiter un colonel, et suffisamment rare à ce niveau de grade pour qu’il ait de bonnes raisons, où qu’il soit désormais, de s’en féliciter.

Nous nous acheminons donc vers une Libye islamiste. En sommes-nous vraiment responsables ? Cela ne serait-il pas de toute façon arrivé, avec ou sans les Occidentaux ? Des diverses Restaurations à l’Empire, combien fallut-il de temps à la France pour achever sa Révolution ? Nous avons survécu à la Terreur, qu’elle soit blanche ou robespierriste. Les Libyens sont ils voués à mourir de la Charia ?

Il leur faudra bien du temps et bien des convulsions. Le sang coulera sans doute encore. Ainsi, je conçois que dans l’immédiat, c’est toi qui as raison. Mais ce ne sera pas forcément toujours le cas. Le vieil Hegel pensait que « la raison progresse dans l’Histoire ». Pourquoi m’interdirais-je, pour ma part, de croire que le pire n’est pas toujours certain ?



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