Je me souviens d’un temps, pas si éloigné, où l’on disait qu’il fallait lutter contre « l’invisibilisation des femmes ». On pourrait penser que la lutte contre la précarité menstruelle constituerait par excellence une occasion de mener cette action, de singulariser la situation des étudiantes parmi les étudiants, en levant ce qu’il est convenu d’appeler le « tabou des règles ». Pourtant, le 23 février au soir, on pouvait entendre sur France Info l’interview de la représentante d’un syndicat étudiant qui se réjouissait de l’initiative gouvernementale sans jamais employer le féminin ! « Les étudiants, ils » vont pouvoir accéder à des protections périodiques gratuites. La seule variation qu’elle s’autorisât fut l’emploi de l’expression « les personnes menstruées ». Par un suprême paradoxe, cette mesure saluée par les féministes semblait ne pas concerner les femmes. Cette disposition qui donnait à voir la spécificité de la condition féminine devenait une occasion nouvelle d’invisibiliser les femmes. Par souci d’englober large, de ne pas « binariser le discours », on assiste au grand retour en force du « masculin qui l’emporte sur le féminin » dans le discours même de ceux qui dénoncent ce principe grammatical! Parce que les hommes transgenres (« assignés femmes à la naissance ») ont leurs règles, on renonce à parler des règles au féminin. Une bonne féministe dirait: « même ça, les hommes l’ont colonisé ! »
Seulement voilà, une féministe qui s’insurgerait que l’on parle des règles au masculin risque de tomber sous le coup d’un verdict que l’on voit doucement s’imposer dans le paysage idéologique et qui pourrait bien, un jour, avoir raison du féminisme : « vous êtes une TERF » (trans-exclusionay radical féminist). Par exemple, si vous pensez que la gratuité des protections menstruelles est une grande avancée pour les droits des femmes, vous êtes une TERF. Elle est une avancée pour les droits des « personnes menstruées ».
Ainsi, sur Europe 1, le vice-président de la FAGE (fédération des associations étudiantes) précise:
Les discussions que nous avons eues avec Frédérique Vidal étaient sur la nécessité de lever le tabou sur les protections menstruelles et de les mettre dans des lieux de passage, et pas juste enfermées dans les toilettes pour femmes, puisque certains hommes ont leurs règles comme les personnes transgenres, mais aussi les personnes non-binaires
« Certains hommes ont leurs règles ». Il ne faut pas rigoler parce que, tout le monde s’en souvient, la romancière J.K. Rowling a déclenché un énorme scandale en se gaussant de l’expression « personnes menstruées » et en suggérant qu’on dise tout simplement « femmes ». On l’a traitée de TERF. Elle l’avait bien cherché.
Le vice-président de la FAGE dit aussi que les « personnes non-binaires » ont leurs règles. Pour rappel, non-binaire, c’est comme lui (ou elle ? ou ni l’un ni l’autre?) à 02:31, mais je crois que personne ne l’a oublié… euh… oubliée… (enfin merci de m’indiquer l’accord pour les non-binaires).
Alors, sauf surprise de la nature, lui (?) n’a pas ses règles, tout non-binaire qu’il soit, car au-delà de son identité de genre et conformément à son expression de genre, son corps est quand même celui d’un mâle. Donc quand Anna Prado de Oliveira, vice-président de la Fage, dit que les personnes non-binaires ont leurs règles, elle opère une généralisation abusive (autorisée, apparemment: c’est à n’y rien comprendre) puisque seules les non-binaires femelles sont concernées.
Pardon, Anna, c’est « il ». De fait, Anna Prado de Oliveira incarne elle-même cette volatilité des genres. J’avais du mal à croire que sa désignation comme « vice-président de la FAGE » relevât d’une volonté de préserver le masculin aux titres, tendance très vieille école, beaucoup trop réac pour ce profil d’engagement. Selon les sources (et jusque sur son CV en ligne), la fluidité est permanente : « étudiante », « élu », « animateur », « membre active ». Les modes d’expression non discriminants cohabitent aussi dans ses écrits sur les réseaux : « les étudiants et les étudiantes » (très tradi, le masculin avant le féminin) ; « les étudiant.e.s » (qui fait plus moderne). Et comme toujours avec l’écriture inclusive, vient le moment où l’on fatigue et où, malgré toute sa bonne volonté, emporté (ée ?) par la puissance du slogan, on commet la boulette:
Vous l’avez ? C’est « tou.te.s » qu’il fallait écrire.
Qu’une femme soit désignée au masculin dans un article de presse est conforme à une requête de l’AJL (Association des journalistes LGBTetc.) qui demande que les personnes interrogées puissent choisir comment on doit les désigner. Il est mal venu, en effet, de « mégenrer » son interlocuteur, comme le montre la mésaventure de Daniel Schneidermann. La réciproque n’est pas vraie, semble-t-il, puisque le coco non-binaire, qui aimerait qu’on ne confonde pas « identité de genre et expression de genre » (« sinon on va mal partir »), considère que Daniel Schneidermann est un homme (il l’appelle « monsieur »), au risque de le « mégenrer ». Le remodelage idéologique de la langue demande une attention de tous les instants et ses promoteurs, comme on le voit, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, ont tôt fait de tomber dans les pièges qu’ils voudraient tendre aux autres.
L’idée n’est évidemment pas de se moquer des personnes qui portent leur corps comme un fardeau: c’est d’ailleurs, pour des raisons multiples, le cas de beaucoup de gens. Mais il faut opposer une résistance ferme à tous les individus aux théories dangereuses qui tentent de fractionner l’humanité en une multiplicité d’« identités » sacrées et antagonistes.
Heureusement, malgré la veille active de l’AJL, toute la profession journalistique ne semble pas bien au fait des dernières innovations en la matière. Nos journalistes en sont restés à un féminisme planplan qui se réjouit que l’accès à des protections périodiques gratuites favorise l’égalité des chances entre hommes et femmes. Mais parler des femmes au masculin sous prétexte que certaines sont en fait des hommes, voilà qui n’est pas encore passé dans les mœurs. Je dis « pas encore » parce que je ne doute pas de l’évolution des choses et que je doute fortement de la capacité de résistance de nos gens de presse, face à l’atmosphère de procès stalinien que les idéologues de l’« identité de genre » savent instaurer avec la complicité d’idiots terrorisés.
Pour l’instant, satisfaisons-nous des petits (des derniers ?) sursauts de bon sens: à l’instar de France Inter, tous les médias ont titré sur la gratuité des protections périodiques « pour toutes les étudiantes ».
Et Julien Pasquet, peu suspect de défendre des positions réactionnaires, personnage bien-dans-les-clous rachetant l’image crypto-nazie que certains attachent désormais à la chaîne CNews, exprime avec candeur sa révolte face à cette image diffusée par l’UNEF:
« Pourquoi étudiant-point-e-point-s ? Que je sache, les protections périodiques ne concernent que les femmes ! » Ignore-t-il ce qu’a valu à J.K. Rowling une telle réaction ? L’heure tardive de son émission l’a sans aucun doute sauvé d’un mot-dièse « transphobie ordinaire sur CNews ». Et dans la mesure où il n’est pas nécessaire d’être une femme pour être féministe, on ne voit pas ce qui interdirait à quelques « transactivistes » mécontents de traiter de TERF un brave petit journaliste exprimant une vérité indiscutable. Enfin, naguère indiscutable.
Rappelons que dans la vidéo du désormais célèbre « je ne suis pas un homme, monsieur », Daniel Schneidermann s’interrogeait sur l’absence de femmes sur son plateau. Or, à partir du moment où l’un des participants (et pourquoi pas tous?) se considère comme non-binaire, le débat n’a plus lieu d’être. La multiplicité des identités de genres possibles rend obsolète la volonté d’équilibrer la proportion d’hommes et de femmes; quel critère doit-on examiner? Après tout, une femme transgenre étant une femme au même titre qu’une autre, on peut avoir quatre hommes sur un plateau, dont deux sont en fait des femmes transgenres et le tour est joué. L’égalité est respectée. Sauf que non.
Les féministes ont du souci à se faire car même le Planning Familial semple être passé à l’ennemi: on se rappelle la polémique suscitée par l’idée de « tomber enceint.e » en décembre dernier. Le 27 février, voulant clarifier sa position face à des féministes déçues et critiques, le Planning Familial publie sur les réseaux le texte suivant : Les réactions des internautes sont édifiantes. Refus de l’écriture dite inclusive, refus d’être étiquetée cis-genre, colère face à la « trahison » du Planning Familial… mais aussi remerciements:
Ces féministes obsédées par la transphobie planteront elles-mêmes le dernier clou dans le cercueil du féminisme.
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